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sorte de garde prétorienne, une escorte qui se contente d’abord de la légitime défense, mais qui, piquée au jeu, animée par la lutte, passe bientôt à l’offensive. Après tout, les guerres d’invasion valent mieux que les guerres de territoire. Déjà le premier essai satirique de Chénier, la Calomnie, avait stigmatisé, par des vers devenus depuis autant de proverbes, ces libellistes de bas étage

Qui dînent de mensonge et soupent de scandale ;

il avait trahi le secret de ce misérable métier de folliculaire, en disant :

Nul n’a besoin d’honneur, tous ont besoin d’argent.

Frapper ainsi, en mettant les noms propres, sur la presse dévergondée du directoire, c’était courir gros risque, c’était toucher du pied une fourmilière ; mais Chénier, gardant bonne contenance sous l’escarmouche, ne perdit pas courage, et continua à faire feu de son côté. Les coups étaient bien ajustés ; ils allaient au but. Le public riait, il se mettait du côté de Chénier. Peu à peu ce jeu du tir excita le poète ; il y prit plaisir, et on le vit même, dans ses allures batailleuses, se saisir du tromblon évasé au lieu de la simple carabine. De droite et de gauche, plus d’un innocent fut ainsi atteint. Le succès des brochures de Chénier réveilla le goût des bons vers et mit les satires à la mode ; on en eut de toutes les sortes : les débutans même s’y essayèrent; c’était le genre régnant. M. Lormian, tout frais émoulu de sa province, se hâta de lancer son Premier mot, et le Gascon Joseph Despaze arriva tout exprès à Paris pour faire justice des sots : tous deux s’escrimaient étourdiment contre Chénier ; Chénier les fustigea tous deux d’importance, il n’aimait pas à garder sa rancune. On le voit, ici encore il s’agissait d’une guerre civile dans une république; mais, cette fois, la chose était moins sérieuse : ce n’était que la république des lettres.

Chénier était classique et philosophe : il ne manqua pas d’user de la satire pour satisfaire ses antipathies. La Conférence de Pie VI et de Louis XVIII parut en 98. C’est, il faut le dire tout de suite, un morceau digne de la littérature du directoire, un médaillon propre à figurer entre ce poème de Parny qu’on ne nomme pas et ces Quatre Métamorphoses de Lemercier, dont le vieux Beaumarchais se faisait l’éditeur « pour rendre un dernier service à la morale. » On n’a pas osé insérer la virulente satire de Chénier dans la grande édition de ses Œuvres complètes[1]. C’est assez dire quel en est le ton. Pie VI est

  1. Il est vrai qu’elle parut sous la restauration. Depuis, M. Ravenel a donné une réimpression de Pie VI et Louis XVIII, Paris, 1830, in-18.