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la famille et qui est le seul vrai. J’ai parlé de famille ; Chénier demeura toujours fidèle à ses devoirs de fils. Ainsi, depuis la mort de son père, il ne voulut jamais que sa mère le quittât. Mme de Chénier survécut quatorze ans à André, et, ainsi que l’a dit M. Daunou, Marie-Joseph ne cessa pas de la consoler, si le charme de la douleur partagée peut s’appeler consolation.

Pendant la période révolutionnaire, Chénier avait entassé œuvre sur œuvre. Les théâtres ne jouaient que ses tragédies, les journaux ne retentissaient que de ses hymnes patriotiques. À ces tentatives tumultueuses, à cette poursuite inquiète et presque maladive de la gloire, succédèrent tout à coup la réserve, la sobriété, des rapports plus discrets avec la muse. Sûr de lui-même, ce talent ne chercha plus à s’étourdir par le bruit. Depuis Timoléon, qui avait été composé vers la fin de 1794, jusqu’à Cyrus, qui fut écrit en 1804, Marie-Joseph ne donna aucune pièce à la scène, et, dans ce long intervalle, il ne composa que trois ou quatre satires assez courtes, mais qui sont des œuvres excellentes.

Ces satires assignent à Chénier une double place sur le seuil du nouveau siècle. Littérairement, elles le rangent parmi les maîtres ; historiquement, elles lui donnent, dans le retour monarchique et chrétien d’alors, un rôle de contradicteur important. Quand je compare ces vers si vifs et si courans à la poésie guindée et factice des tragédies antérieures, je reconnais une manière nouvelle, je vois que la plume n’est devenue si sûre dans les mains de l’écrivain que parce qu’il la tient autrement. L’affection vigilante, les avis désormais assidus et de plus en plus écoutés de M. Daunou, avaient commencé à guérir Chénier de l’enflure : ce tact consommé, cette mesure parfaite en toute chose, ce dédain naturel pour toute turbulence de style, pour tout manque de naturel, lui furent d’un très grand profit. Une atmosphère si saine le sauva, et puis les épreuves du malheur achevèrent bientôt ce que les conseils de l’amitié avaient commencé. L’homme se dépouilla du rhéteur. Cette guerre même, ces perpétuelles attaques dont il était

    emprunté à la réalité, que le poète lui-même, dans son Épître à Eugénie, donnait pour exemple cette Ninon qui

    En amour connaissait l’ivresse,
    Mais très peu la fidélité

    La théorie venait à propos pour justifier la pratique. Quelques-unes des premières élégies du chantre de la Chute des Feuilles allaient, m’assure-t-on, à la même adresse que l’Épître à Eugénie.