Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 5.djvu/305

Cette page a été validée par deux contributeurs.
301
POÈTES MODERNES DE LA FRANCE.

éclatèrent tout haut : dans les discussions du tribunat, il ne manqua aucune occasion de se prononcer vivement contre toutes les mesures arbitraires, et de soutenir avec persistance les derniers vestiges du système représentatif. Aussi eut-il l’honneur d’être le premier inscrit, avec Daunou et Benjamin Constant, sur la liste des vingt membres éliminés en 1802. Bonaparte était plus exaspéré contre Chénier que contre aucun autre, à cause des aigreurs qui s’étaient mêlées à leurs discussions et du ton de menace qu’avait osé prendre l’ancien conventionnel ; on craignit même un moment qu’il ne prît quelque mesure spéciale. Mme de Staël, qui avait du goût pour le poète, en était toute bouleversée : « Je suis venue ce matin, écrivait-elle à un ami commun, pour vous demander si vous ne saviez rien de Chénier, dont je suis fort inquiète, et pour causer avec vous sur les services qu’on peut lui rendre ; je voulais lui faire offrir de l’argent, un asile et un passeport. » On n’eut pas besoin d’en venir là : c’est ainsi qu’après dix ans de législature, Marie-Joseph se vit exclu brutalement de la vie politique : il avait trente-sept ans.

Chénier était sorti pauvre de la révolution. Ce fier tribun, cet ami de l’égalité, avait dans ses affaires l’incurie d’un poète, dans sa vie les goûts dispendieux d’un grand seigneur. Le faste et les libéralités lui plaisaient, le luxe lui était un penchant inné ; il n’eût pas dormi à l’aise dans un appartement sans dorures. Les folles dissipations du temps de la jeunesse dorée achevèrent de mettre le désordre dans sa fortune : elles commencèrent à troubler sa santé. Avec les agrémens de sa taille et de sa figure, avec le tour brillant de son esprit, Chénier était très goûté, très recherché dans le monde dissolu d’alors : quand un salon lui était ouvert, le boudoir lui était rarement fermé. Aussi les échecs de ce genre étonnaient-ils sa vanité. Éconduit un jour par une de ces déesses peu rebelles du directoire, qui pour l’heure était folle d’un général, il laissait éclater naïvement sa surprise : « Est-il possible, disait-il devant la glace, qu’on prenne un héros de caserne, quand on a chez soi l’auteur de Timoléon ! » C’est d’ailleurs dans ce tourbillon de plaisirs, au sein même de ces mœurs épicuriennes, que Marie-Joseph rencontra l’écueil de sa vie domestique. Une liaison contractée alors, et que les convenances n’obligent plus à taire maintenant[1], lui fit regretter plus d’une fois ce bonheur simple que donne

  1. Le premier éditeur d’André Chénier, M. Henri de Latouche, a inséré dans sa Vallée aux Loups, sous le titre de : Un Cœur de Poète, une nouvelle intéressante où cette histoire de l’intérieur de Marie-Joseph est racontée au long. Les noms propres ne sont même pas déguisés. C’est à l’héroïne de ce conte, trop souvent, hélas !