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POÈTES MODERNES DE LA FRANCE.

rétif et sauvage. Pour n’être plus aussi agitée que naguère, pour être mêlée de moins près aux grands orages des révolutions, la biographie de Chénier, dorénavant, n’en sera que plus digne d’intérêt peut-être aux yeux de l’histoire littéraire. Ce torrent débordé de tout à l’heure, qui répandait ses eaux troubles dans la plaine, et dont il fallait chercher au loin les courans épars, ce torrent rentre dans son lit : désormais on n’aura plus besoin de se détourner pour en suivre le cours. Ce qui soutient, ce qui encourage, je l’ai déjà dit, dans le tableau de cette vie pleine de traverses et de sanglans conflits, c’est l’espérance : en ce ciel sombre, en ces limbes obscurs, l’étoile qui consolait Dante ne cesse pas de luire à l’horizon. Une fois engagé dans la bonne voie, Chénier marchera toujours, et ne s’arrêtera que devant la mort. Aussi pouvons-nous répéter au poète comme dans Polyeucte :

Encore un peu plus outre, et ton heure est venue.

J’ai hâte d’aborder les régions plus sereines que j’entrevois. Il y a assez long-temps que cette muse du carrefour, enveloppée des oripeaux révolutionnaires, erre des champs de Fleurus, où elle entonne l’hymne guerrier, au Théâtre de la République, où les jacobins l’applaudissent et la huent tour à tour. Ne lui faudrait-il pas plutôt les loisirs de la solitude ? En parlant de Chénier, Ducis écrivait alors : « Il lui manque les forêts qui sont à ma portée, des prairies, des ruisseaux. Je les ai épousés, je leur ai jeté mon anneau en disant : Flumina amem sylvasque. » Hélas ! cette douce alliance avec la nature, ce calme hymen avec les choses, cette vie abritée de la retraite, n’étaient pas dans la destinée de Chénier ; peut-être fut-ce un bien. L’aiguillon lui était nécessaire ; c’est la résistance qui a mis en jeu et aiguisé sa verve de poète satirique ; ce sont les froissemens et les chagrins qui ont fini par donner à son talent le maintien austère, l’air sombre, l’espèce de stoïcisme poétique qui frappent dans la Promenade et dans Tibère. À mesure que les leurres politiques l’aigrissent, à mesure que les désenchantemens de la vie publique s’accumulent, Marie-Joseph se réfugie avec plus de passion au sein des lettres. Tenacem propositi : dans l’art, c’est encore la meilleure devise.

Je distingue, après la révolution, deux phase distinctes dans la vie de Chénier, l’époque d’abord où le poète a encore confiance dans l’avenir des libres institutions qu’il avait aidé à conquérir, puis celle où le citoyen, sous le joug de la servitude militaire, n’a plus d’autre consolation que la poésie. Un petit nombre d’évènemens se rencontrent dans la première comme dans la seconde. On se l’explique : le directoire,