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POÈTES MODERNES DE LA FRANCE.

Le public poussa un fou rire aux dépens de Gille et de Pierrot, aux dépens de Rœderer et de Lezay.

L’impudent et lâche Rœderer, comme disait poliment Chénier, se sentit atteint ; il eut hâte de se venger. Mais le courroux calcule mal, et l’homme d’esprit ne se retrouve pas dans la diatribe effrénée par laquelle il riposta[1]. Toutes les armes sont bonnes à Rœderer. Il ne se refuse aucun outrage, aucun genre d’accusation ; il fait de Chénier un misérable, le dernier des hommes. Eh bien ! au milieu de ces pages qui respirent l’exaspération et où sont entassés les reproches les plus sanglans, je trouve ce passage précieux :

« Je tiens pour injuste l’opinion qui place Chénier entre les premiers ministres de la terreur, entre les prédicateurs de la spoliation, de l’assassinat, et l’accuse d’un fratricide ; mais qui pourrait trouver Chénier irréprochable ? Personne, et je veux lui accorder cet éloge de dire que sa conscience n’est pas assez corrompue pour le juger tel. Il n’a été ni ambitieux ni cupide, mais il a été d’une vanité sans mesure ; il n’a point été vénal et rampant, mais faible et pusillanime ; point absurde, mais ignorant ; point méchant, mais vindicatif ; point féroce, mais fanatique. Il n’a point commis de crimes, mais il a professé tous les mauvais principes qui les font commettre ; il n’a point été l’assassin de son frère, etc. »

Je reconnais le langage d’un écrivain de la réaction contre un écrivain de la révolution, d’un homme de 97 contre un homme de 92 ; je reconnais le ton d’un pamphlétaire irrité contre un satirique sans pitié. Toutefois cette arme terrible que Rœderer avait sous la main, il ne s’en sert pas, il ne veut pas en frapper Chénier ; sa conviction l’emporte sur sa colère. Depuis, dans l’apaisement de ses dernières années, M. Rœderer aimait à laver la mémoire de Marie-Joseph de tout reproche ignominieux. On l’a entendu souvent exprimer là-dessus en termes nets et décidés : « Chénier, répétait-il, a eu le sort de Macbeth, il a pu dire : Ce sang ne s’effacera pas ; mais c’est la plus grande injustice de l’histoire de la révolution. »

Ce sang s’effacera. Voici en effet un témoin oculaire qui va s’exprimer catégoriquement. Je lis dans un volume des Mémoires de Barrère publiés tout récemment :

« Après avoir été très lié avec moi jusqu’à la fin de 1794, Chénier se tourna contre moi, quand je ne fus que malheureux et accusé ; il se plaça même au premier rang de mes accusateurs et de ceux qui, le 12 germinal, au milieu d’une émeute, demandaient ma mort. Cependant, comme j’aime par-dessus

  1. Voyez le Journal d’Économie publique, 1797, no XIII.