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quatre-vingts ans, quoique le personnage en eût à peine soixante. Dupont, qui avait des prétentions à la jeunesse, fut très mécontent. C’est ainsi encore qu’ayant sauvé d’Arigny, en s’appuyant sur son peu d’importance, le poète s’en fit un ennemi mortel. Chénier trouvait moyen de dispenser ses obligés de la gratitude. Décidément je ne m’étonne pas qu’il ait demandé à la convention un secours pour la veuve de Goldoni : il y avait en lui du bourru bienfaisant.

C’est, ce nous semble, un devoir d’enregistrer ces faits honorables. Par là, on connaît mieux Marie-Joseph, on s’accoutume à ses boutades, on sourit de sa vanité, on aime sa droiture et son bon cœur. Dès que l’homme généreux et dévoué s’est décidément révélé à moi, je suis déjà plus tranquille, et ces vagues imputations qui naguère m’inspiraient de la tristesse ne me donnent plus que de l’indignation. J’oublie le mot d’André dans les Iambes : « Tout est précipice. » Et comment Chénier n’aurait-il pas fait pour un frère, pour un ami d’enfance, ce qu’il faisait pour des adversaires, ce qu’il fit pour un ennemi irréconciliable et déclaré ? On a vu avec quel inépuisable fiel le magistral La Harpe,

Ce grand Perrin-Dandin de la littérature,

(ainsi que le poète l’a plaisamment nommé) avait toujours traité Marie-Joseph. Durant l’été de 95, le philosophique auteur de Mélanie, qui venait de se jeter subitement dans les intrigues royalistes et dans la propagande religieuse, avait transformé sa chaire du Lycée en une vraie chaire de paroisse, j’entends de paroisse du temps de la ligue : c’est alors que survint le 13 vendémiaire. Le parti de la révolution reprit le pouvoir, et Chénier se trouva très accrédité et l’un des chefs du parti vainqueur. On songea à faire des exemples, à effrayer les factions extrêmes par quelques proscriptions notables : le bruit qu’avait fait La Harpe semblait le désigner plus que personne aux coups du nouveau pouvoir. En effet, le général Bonaparte prit la parole dans le comité, et demanda avec instance l’arrestation de La Harpe. Chénier répondit très vivement, et eut même la hardiesse de déchirer le mandat d’amener qui était tout rédigé. Cela était d’autant plus méritoire, que quelques mois auparavant La Harpe avait publié contre

    et en comblant ce tribun d’éloges, Dupont de Nemours avait traité Sauveur Chénier, le frère de Marie-Joseph, de « buveur de sang, » et fait entendre, par une odieuse insinuation, que celui qui avait écrit Timoléon ne pouvait pas être un frère tendre. (Voyez le journal l’Historien, no 449, 12 février 97.)