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POÈTES MODERNES DE LA FRANCE.

Joseph Chénier. Singulière inconséquence, qui est celle du temps même ! De ces deux hommes, l’un représenta en même temps l’esprit d’affranchissement dans les institutions politiques et de conservation scrupuleuse dans le goût littéraire ; l’autre déploya à la fois la bannière de la résolution en littérature et des restaurations en politique. Voilà comment le génie de l’homme semble souvent, à travers l’histoire, se donner des démentis à lui-même ; mais, au fond, c’est toujours lui qui profite. Ainsi, sans s’embarrasser des contradictions, il a accepté la liberté en politique avec Chénier, la liberté en poésie avec Châteaubriand. Dans son admirable égoïsme, la civilisation reçoit de toutes mains ; il lui suffit de grossir son patrimoine, elle s’enquiert peu des origines.

André avait péri le 7 thermidor. Si la terreur eût duré deux jours de moins, il était sauvé ; si elle eût duré quelques jours de plus, son frère était perdu. Robespierre tombait à peine, que Marie-Joseph publiait un hymne vengeur où, s’adressant au soleil avec un accent inspiré, il disait :

Ne crains plus d’éclairer le triomphe des crimes,
Tu peux remonter dans les cieux !

C’était un cri éloquent, un cri de joie et de délivrance ; mais le deuil s’y mêlait, et la douleur fraternelle ne pouvait retenir son sanglot au souvenir des victimes frappées :

Du moins sur vos tombeaux la plaintive patrie
À nos pleurs mêlera ses pleurs.

Les larmes de Chénier furent sincères. Cependant c’eût été pour lui un devoir de les déguiser, de chercher à consoler celle dont André, à la veille de mourir, avait dit :

La mère désolée, elle a perdu son fils !

Mais il faut du temps pour donner à un cœur maternel l’habitude et la familiarité du regret. Ce temps, la calomnie ne le laissa pas à Marie-Joseph, et ce fut sa mère elle-même qui bientôt eut à lui prodiguer des consolations. On fit un crime à Chénier de son malheur. Nous touchons à ces épreuves cruelles où l’homme eut tant à souffrir, où le poète trouva son talent.

Depuis le 9 thermidor jusque vers le milieu du consulat, c’est-à-dire de 1794 à 1802, Chénier prit une part active à la politique et joua