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écrits par lui sur de petits chiffons de papier, qu’il passait sous la porte du cachot à un autre prisonnier, à un compagnon d’infortune qui, délivré quelques jours plus tard par le 9 thermidor, put communiquer à la famille du poète ce dernier et précieux legs du captif. C’est ainsi que ces deux nobles cœurs, trop long-temps séparés par les discussions de partis, se réunissaient à la fin dans une même pensée, dans une commune indignation contre le crime. Caché et délaissé, Marie-Joseph apprit sans doute en même temps la mise en jugement et la mort de son frère. Il n’y avait pas eu vingt-quatre heures d’intervalle entre l’arrêt et l’exécution.

Dans l’attente du coup fatal, André écrivait :

Toi, Vertu, pleure si je meurs !

N’eût-il pas eu le droit d’en dire autant à la vieille poésie d’alors, à cette poésie redevenue jeune avec lui, et qu’il avait abreuvée de sources plus fraîches, à des courans inconnus ? Mais il semblait que ce lévite prédestiné dût emporter dans le pan de sa robe le grain de pur encens qu’il avait dérobé sur l’autel, car évidemment la rénovation poétique ne pouvait pas dater de là ; évidemment la gloire d’André et son influence devaient être tardives. Les hasards intelligens de l’histoire littéraire en firent une sorte de contemporain posthume de Lamartine et de Victor Hugo. Pour accomplir, en effet, un grand changement dans les lettres, une forme nouvelle et originale ne suffit pas ; il faut encore des idées, sinon des sentimens nouveaux. Or, André Chénier appartenait profondément au XVIIIe siècle, il en avait tous les penchans, toutes les opinions ; seulement, par un don particulier, par un privilége unique, il lui fut permis de dépasser le style et la forme de son temps. Isolé aux limites de l’ère précédente et de l’ère actuelle, il a conquis une place à part, il donne à la fois la main à l’avenir et au passé. Son œuvre doit demeurer comme un calme monument élevé au culte de l’art pur, en dehors des contentions d’école, en dehors de cette grande lutte des deux poésies, la poésie de l’innovation et la poésie de la tradition, qui était à la veille de s’ouvrir avec le siècle et de se personnifier dans deux écrivains d’inégal génie et d’inégale renommée. Le premier, jeune et inconnu, était allé demander aux paysages du Nouveau-Monde les riches couleurs dont son imagination splendide vint bientôt éblouir la France au lendemain de l’anarchie ; le second sortait de la tourmente révolutionnaire avec une réputation déjà faite, avec un talent incomplet, mais que le malheur allait fortifier et mûrir : on a nommé Châteaubriand et Marie-