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POÈTES MODERNES DE LA FRANCE.

en se réclamant des services rendus à la convention par son autre fils. « Une exception pour le frère d’un conventionnel, répondit le tribun ; une exception ! le détenu sortira dans trois jours. » Il sortit en effet, mais pour aller de Saint-Lazare à la Conciergerie, de la Conciergerie à l’échafaud. Peut-être, dans ces sollicitations réitérées et imprudentes, le nom d’André fut-il prononcé devant Collot d’Herbois. Collot d’Herbois avait une dette à payer à André : il n’en fallait pas tant pour mourir. On a assuré que Marie-Joseph aurait pu fléchir Fouquier-Tainville ; mais l’hyène devait-elle lâcher deux fois sa proie et épargner André après Sauveur ? Pour le sanglant magistrat, que pouvait être le prisonnier de Saint-Lazare, sinon, comme il disait, « une ardoise de plus qui tombe ? » Et d’ailleurs, dans ces derniers mois de la terreur, Marie-Joseph aurait-il eu un pareil crédit ? Tout récemment encore, on a osé écrire que jusqu’à la fin Chénier avait été d’accord avec les partisans acharnés de Robespierre, qu’on l’avait vu montrant aux tricoteuses le signal convenu, le morceau de drap rouge, et préserver ainsi son ami le député Devérité, alors que la convention était traquée par les canonniers d’Henriot : c’est une fable calomnieuse. Depuis l’abominable loi du prairial, qui redoubla la terreur en ôtant même le droit de défense aux accusés, Chénier pouvait passer pour proscrit. La mort était suspendue sur sa tête ; il s’attendait tous les jours à être arrêté. Aussi, durant ces dix dernières semaines, ne le vit-on guère à la convention ; s’il s’y glissait un instant, c’était pour faire acte de présence, c’était pour disparaître aussitôt. Les lâchetés de ce temps de peur sont connues : dans les rues, on évitait Chénier, on ne lui serrait la main qu’à la dérobée. C’est que Robespierre l’avait désigné à la tribune par une allusion qui valait un arrêt. Un homme d’esprit du temps disait que la vie alors était devenue un art[1]. Chénier en était là : il fut bientôt réduit aux expédiens, il dut quitter sa demeure et se dérober aux espions. C’est dans cet abandon désolé, c’est dans cette triste solitude que, pensant sans doute à son frère, il écrivait cette ode énergique, où sont flétris les décemvirs :

Du nom de la vertu le meurtre est revêtu,
Et l’audace de la vertu
Se tait devant celle du crime.

J’aime à me figurer qu’à la même heure peut-être André stigmatisait les bourreaux barbouilleurs de lois dans un de ces sublimes iambes

  1. Voyez les rares et curieux Souvenirs de Mme Suard sur son mari, 1820, in-12, p. 69.