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POÈTES MODERNES DE LA FRANCE.

léon acheva de rendre Chénier suspect. Son rôle de poète officiel de la république ne lui fut même pas laissé, et dès-lors un véto absolu interdit le théâtre à sa muse. On prohiba Charles IX comme royaliste, Gracchus comme aristocrate, Fénelon comme favorisant le fanatisme. C’est dans ces conjonctures qu’André fut par erreur arrêté à Passy, chez Mme de Pastoret. Il n’y avait que confusion de noms ; mais, pour obtenir la mise en liberté, un ordre spécial du tribunal révolutionnaire devait être réclamé. Le demander ouvertement, c’était désigner André à la hache, c’était le tuer. D’ailleurs, un autre frère de Marie-Joseph, Sauveur Chénier, ancien chef de brigade sous Dumouriez, venait d’être incarcéré à Beauvais, et, d’un autre côté, M. de Chénier le père, malgré ses soixante-douze ans, se voyait dénoncé et sérieusement inquiété. On comprend les inquiétudes de Marie-Joseph : il sentit « qu’en frappant sa famille, on arrivait à lui. » Sa tendresse naturelle ne lui eût pas dit de chercher à sauver les siens, que son seul intérêt le lui aurait impérieusement prescrit ; mais, dans les démarches actives qu’il ne cessa de poursuivre pendant ces six mois d’angoisses, Marie-Joseph ne fit que rester fidèle, on le devine, à l’instinct de son cœur. Déjà, à force d’obsessions, il avait obtenu un ordre de Fouquier-Tainville pour l’élargissement de Sauveur. Sauveur n’avait pas amassé contre lui d’impitoyables rancunes, il n’avait pas flétri par une éloquence hautaine et méprisante les premiers crimes de Robespierre et de Collot d’Herbois. Tels étaient, au contraire, les antécédens d’André. M. de Chénier ne comprit pas que demander hautement la délivrance de son fils, c’était évoquer les souvenirs, la colère d’hommes qui ne pardonnaient pas. Le malheureux père, par une impatience qu’on s’explique[1], poussait sans cesse Marie-Joseph à intervenir ouvertement, tout haut, en faveur de son frère ; il ne se contentait pas de la triste réponse qui lui était toujours faite, de cette réponse trop vraie : « Faites plutôt qu’on l’oublie ! » André aussi, dans sa prison, disait : « Accoutumons-nous à l’oubli ! » L’oubli, c’était la vie alors. Mais comment faire admettre cela à un

  1. Le rôle honorable et imprudent du père d’André, si fatalement égaré par sa tendresse, fut bien celui que lui a prêté M. de Vigny dans les pages les plus touchantes de son Stello. On a pu, en effet, retrouver récemment et publier la réclamation écrite que M. de Chénier adressa, en faveur de son fils, au comité de sûreté générale. (V. Œuvres en prose d’André Chénier, 1840, in-18, p. XXVIII.) En somme, il se trouve que dans cette émouvante histoire de la mort d’André et des anxiétés de Marie-Joseph, M. de Vigny avait à peu près deviné la vérité historique : c’était un instinct de poète. Je ne regrette, dans ce beau récit, que deux