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POÈTES MODERNES DE LA FRANCE.

rangs, dans les rangs de Malouet, de Kersaint, de Condorcet. C’est alors que Marie-Joseph dédie à son aîné sa tragédie manuscrite de Brutus et Cassius, en lui rappelant « l’amitié qui les unit plus étroitement que les liens du sang, » et en lui parlant avec insistance de « son mérite, dont il reconnaît toute l’étendue. » Touché de ce beau présent, André répondait : « Imagine-toi, mon frère, que tu vois jouer ton ouvrage à Rome sur le théâtre de Pompée, et vois quels applaudissemens ! » Dans l’enivrement de Charles IX, cela dut toucher au vif la vanité de Marie-Joseph ; mais Marie-Joseph, entraîné par ce succès même, poussé par l’ardeur de sa foi politique, par le retentissement des bravos populaires, se trouva bientôt engagé dans le parti extrême de la révolution. Qu’on n’oublie pas qu’aux représentations de Charles IX les applaudissemens avaient été dirigés par Danton et par Camille Desmoulins. Chénier resta fidèle à ses amis.

André avait accepté la révolution avec une joie sincère : à Londres, il la suivait de ses vœux ; à Paris, il la servit de sa plume. Mais les excès et les violences l’effrayèrent vite : il fut de ceux qui crurent nécessaire et possible de contenir le mouvement et de le diriger. La lutte était belle, quoique impossible : il la tenta résolument. On le sait, sa polémique en faveur du parti modéré fut vive, hardie, éloquemment violente. Le Journal de Paris lui servait tous les jours d’arène : tantôt un article virulent dénonçait « le plat et odieux pathos » de Brissot, tantôt des vers énergiques flétrissaient nommément Collot d’Herbois, Robespierre, ces héros futurs de la terreur, qui déjà, selon le poète, puisaient leurs inspirations patriotiques dans

La vertu, la taverne et le secours des piques.

Comment s’étonner que deux ans plus tard les décemvirs se soient souvenus, et aient payé leur dette à André ? En démasquant les projets factieux des clubs, en appelant la vindicte sur les sociétés populaires à la formation desquelles Marie-Joseph avait pris une part très active, André se séparait ouvertement de son frère. Son frère, naturellement irascible et d’ailleurs mal entouré, mal conseillé, fit insérer dans le Journal de Paris une réclamation de quelques lignes destinée à établir qu’il n’avait point eu part à l’article contre les jacobins, et que son opinion était directement contraire. Cela se passait à la fin de février 1792. Telle est la première trace ostensible que je rencontre de la fâcheuse séparation des deux Chénier. Le rancunes et la jalousie étaient en éveil autour d’eux : elles ne manquèrent pas d’intervenir et de tout envenimer. À cette époque, le Journal de Paris publiait