Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 5.djvu/272

Cette page a été validée par deux contributeurs.
268
REVUE DES DEUX MONDES.

y a dans Gracchus une scène qui, quoique infectée de tout le pathos révolutionnaire, a conservé un caractère frappant ; c’est celle des harangues à la tribune. On croirait assister à une séance de club entre Danton et Robespierre : il y a là comme un sauvage écho de la montagne. Chénier, qui, à cette date, figurait au premier rang du parti des sans-culottes, s’était proposé dans Gracchus un but tout politique ; le poète voulait frapper au cœur le modérantisme. Il n’y a pour sa part que trop réussi. Geoffroy s’en ressouvenait avec cruauté, lorsque, ayant à parler plus tard d’une reprise de cette tragédie, il rappelait avec une ironie amère qu’elle avait entraîné les décombres et aplani le terrain ; mais Geoffroy, si bien renseigné, aurait dû, pour être équitable, ne pas taire sciemment que cette pièce, quelque effrénées et quelque dangereuses qu’en fussent au fond les doctrines, finit cependant par blesser les bourreaux d’alors. Un soir, pendant la terreur, on donnait Caïus-Gracchus au Théâtre de la Nation ; la foule était nombreuse, et le représentant Albitte avait pris place au balcon. C’était un médiocre avocat de Rouen, qui portait après lui la peur, même sur les bancs de la convention. Quand au second acte vinrent ces deux vers :

Des lois, et non du sang ! ne souillez point vos mains ;
Romains, vous oseriez égorger des Romains !

il y eut un frémissement universel, et les bravos retentirent long-temps. Cette multitude timide, mais moins effrayée parce qu’elle était réunie, se vengeait par là des pourvoyeurs de l’échafaud. À ce spectacle Albitte se leva furieux, et, montrant le poing au parterre : « Des lois et raison du sang ! s’écria-t-il, c’est le vers d’un ennemi de la liberté. À bas les maximes contre-révolutionnaires ! Du sang et non des lois ! » Des huées accueillirent l’interrupteur ; on ne l’avait pas reconnu. Exaspéré, Albitte tire sa médaille de représentant, la jette sur la scène, et sort en proférant des menaces. Le nom du terrible proconsul courut aussitôt de bouche en bouche ; la terreur devint générale, et en un instant la salle fut déserte. On n’acheva même pas la pièce. Quelques jours plus tard, Billaud-Varennes dénonçait Caïus-Gracchus à la tribune comme « l’œuvre d’un mauvais citoyen. »

Voilà les scènes du temps : Chénier, malgré sa faiblesse et ses concessions, se trouvait sérieusement compromis pour avoir prononcé en passant ces mots d’humanité et de tolérance au nom desquels avait été commencée la révolution. Bientôt on désigna ouvertement le poète comme une sorte d’usurpateur lyrique du pouvoir. Un ancien profes-