Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 5.djvu/256

Cette page a été validée par deux contributeurs.
252
REVUE DES DEUX MONDES.

son cœur ; on a toujours un faible pour les derniers nés. C’était l’histoire d’une reine musulmane et d’un croisé, son prisonnier, qui devenaient amoureux l’un de l’autre ; mais l’honneur au dénouement l’emportait sur la passion dans le cœur du chrétien : il partait, et sa royale maîtresse finissait par se tuer. Chénier avait fait ici comme tous les enfans qui écrivent : il avait pris sa mémoire pour son imagination. En réalité, Azémire n’était qu’une copie affaiblie de Médée, d’Ariane, d’Armide, de toutes les amantes délaissées, et, comme l’a remarqué depuis M. de Féletz[1], la seule scène un peu pathétique qui s’y rencontrât n’était qu’une copie impudente de Mérope, transportée dans un méchant roman dérobé à Métastase. Le poète désirait faire jouer cette pitoyable tragédie à Fontainebleau. Mme de Genlis, qui a ses raisons pour se vanter d’avoir servi Chénier, prétend que ce fut elle qui recommanda la pièce au duc d’Aumont, premier gentilhomme de la chambre, lequel trouva l’ouvrage très médiocre, mais finit cependant par céder à ses sollicitations réitérées. Quoi qu’il en soit, nous savons par Grimm que le poète avait réussi à intéresser directement la duchesse d’Orléans à son œuvre. Sur l’insistance de cette princesse, Azémire fut donnée devant la cour le 4 novembre 1786. « Comme il faut encourager les jeunes gens, dit l’auteur lui-même dans sa préface, la pièce fut sifflée d’un bout à l’autre. » Jamais pareille aventure n’était arrivée à Fontainebleau : ordinairement, devant le roi, le silence, et tout au plus quelques rires étaient les seuls signes d’improbation. Cette fois la cour, par une sorte d’instinct, dérogea jusqu’à emprunter les mœurs des parterres républicains pour humilier celui qui bientôt devait être le poète de la république. Marie-Joseph, profondément ulcéré, en garda rancune à la cour. On verra comment, quatre ans plus tard, il prit durement sa revanche par Charles IX. Depuis lors, je ne trouve plus dans ses signatures le titre de « chevalier, » et tout signe nobiliaire, le chêne et la tour surmontée d’une étoile qui précédemment figuraient dans ses armes, disparaissent du cachet de ses lettres. Chénier, désormais, ne cherchera plus à se faire applaudir par les grands seigneurs : c’est aux dépens des grands seigneurs qu’on l’applaudira.

La pièce était mauvaise ; toutefois Grimm lui-même avoue que la cour avait montré un dédain trop décourageant. Piqué au jeu, Chénier usa de ruse et eut le crédit d’obtenir que, pour écarter toute cabale, les comédiens emploieraient le même subterfuge dont Voltaire s’était

  1. Mélanges, 1828, in-8o, t. II, p. 123.