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POÈTES MODERNES DE LA FRANCE.

à ces belles raisons, ils temporisèrent encore ; mais Chénier tourmenta si bien ceux qui se plaisaient ainsi à exercer la patience des auteurs, qu’on finit par céder à ses instances et par ne pas même attendre que la cour retournât à Fontainebleau, où la pièce devait être jouée. On la donna donc à Paris le 14 novembre 1785 : elle fut sifflée dès la première scène et tomba au milieu des murmures et des éclats de rire. Mlle Contat elle-même, avec ses graces, ne put garantir de l’impitoyable hilarité du public cette maussade anecdote où il s’agissait d’un roi anglais du Xe siècle, déguisé en page, et qui devenait amoureux de la fille d’un gentilhomme. Les fourches caudines du feuilleton hebdomadaire n’étaient pas encore inventées ; la critique pourtant avait son tour. L’abbé Aubert, l’aristarque des Petites Affiches, jugea l’œuvre « faible et singulière. » Quant à Grimm, il n’y mit pas tant de façon : c’est le gros mot qu’il lâche, et il parle tout crûment de niaiserie ; en revanche, Palissot s’était écrié en plein foyer qu’on venait de « briser un petit diamant. » Ce suffrage consola sans doute le poète, dont l’amour-propre d’ailleurs était assez robuste pour se consoler tout seul. Il faut bien le dire en effet, son ton tranchant, ses étalages, ses airs hautains, avaient, dès ces premiers débuts, donné à Chénier une réputation très notoire d’arrogance et de morgue que Mme de Genlis n’est point, par malheur, la seule à constater. À cette date même, j’en trouve plusieurs témoignages curieux. Ainsi, le lendemain du Page supposé, La Harpe, avec son ton dépité et rogue, écrit au grand-duc de Russie : « C’est l’ouvrage d’un jeune homme nommé Chénier, qui fait profession d’un grand mépris pour Racine, et qui a bien ses raisons pour cela. » Le Mercure dit la même chose ; seulement il met plus d’aménité dans son conseil et engage doucement l’auteur à « maîtriser son penchant vers la satire. » C’était au moins une insinuation polie ; le continuateur des Mémoires de Bachaumont ne se crut pas obligé à ces ménagemens, à ces précautions oratoires : « Ce qui fait désespérer du débutant, écrit-il assez brutalement, c’est qu’il est très présomptueux et parle avec dédain non-seulement des contemporains, mais même des meilleurs auteurs classiques. » Voilà une unanimité désespérante. Évidemment le caractère de Chénier ressemblait alors à son style ; il était gonflé. Cette première piqûre ne lui fit pas de mal, mais elle ne suffit pas à le corriger.

Le bruit des sifflets tintait encore aux oreilles de Marie-Joseph que déjà il pensait à reparaître au théâtre. Son portefeuille était garni ; il en pouvait tirer au besoin une tragédie d’Œdipe mourant, une tragédie de Brutus, une tragédie d’Azémire. Azémire l’emporta dans