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la feuille fameuse du père Duchesne, imprimât trois fois par semaine les plus basses calomnies contre tous les honnêtes gens du royaume, depuis le souverain jusqu’aux particuliers les plus obscurs, jusqu’aux femmes même, auraient-ils pris sur eux de faire triompher un droit étranger aux dépens de leur propre repos ? L’opinion qui avait alors le pouvoir, l’opinion catholique, n’aurait pas demandé mieux que de briser un des instrumens les plus favorables à l’influence des idées françaises, c’est-à-dire, à ses yeux, des idées irréligieuses. Elle tonnait bien dans ses journaux, du haut de la chaire ou de la tribune, contre l’immoralité de la scène et de la littérature romantique, elle allait bien jusqu’à faire une loi communale qui attribue aux administrations municipales la police morale des théâtres ; mais elle n’aurait point osé toucher à la contrefaçon, de peur d’éveiller les alarmes du parti libéral, sachant bien que les éditeurs de Bruxelles se seraient assuré son secours en mêlant leur intérêt privé à celui d’une des libertés dont le peuple belge se montre le plus jaloux. La suppression de la contrefaçon par la Belgique était impossible, tant qu’elle pouvait prendre la couleur d’une question de politique intérieure ; il fallait attendre qu’elle fût devenue ce qu’elle peut être maintenant, une simple question d’affaires et que les partis ne pussent méprendre. Telle a été la seule cause de l’inaction du gouvernement belge jusqu’à ce jour.

III. — SITUATION ACTUELLE DE LA CONTREFAÇON BELGE.

L’année 1836 marque une ère nouvelle dans l’existence de la contrefaçon bruxelloise. À cette époque, la fureur des entreprises industrielles était près d’atteindre ses dernières limites en Belgique. Depuis quelques années en effet, la fièvre des propriétés aléatoires y avait tourné toutes les têtes. Les plus aventureux projets trouvaient un placement facile à la bourse de Bruxelles, et ce n’était pas la seule ville de ce riche pays qui eût sa rue Quincampoix. Successivement ébranlées, toutes ses industries vinrent se précipiter et fondre dans le creuset des actions. C’est ainsi, pour ne citer qu’un exemple, que les charbonnages du Hainaut, jusqu’alors exploités par quelques propriétaires, furent métamorphosés en compagnies colossales, et que, grace à un incroyable engouement qui s’étendait jusqu’aux concessions vierges encore de leur premier coup de pic, quelques-unes acquirent du jour au lendemain une valeur d’opinion vraiment démesurée que l’agiotage exagérait encore. Qu’il nous suffise de constater ici que le capital réuni des sociétés industrielles formées en Belgique pendant le court espace de cinq années de 1834 à 1838, atteignit le chiffre nominal de 570 millions 71,474 francs[1] !

  1. Essai sur la Statistique de la Belgique, par Heuschling et Vandermaeken, seconde édition, Bruxelles, 1841.