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l’étranger et assure à ses produits l’avantage du meilleur marché sur ceux de la librairie régulière, la rapidité de ses progrès en Belgique, à cette époque, est due au concours de trois circonstances qui se présentèrent presqu’en même temps : la cherté croissante des livres français, dont nous expliquerons la raison plus loin, le mouvement littéraire de la restauration, et les encouragemens du roi Guillaume.

Les éditeurs qui s’établirent alors à Bruxelles étaient pour la plupart étrangers, sans capitaux, presque sans ressources. Quelques années leur suffirent cependant pour fonder leur industrie et donner à leur concurrence un caractère formidable, tant la vogue de la nouvelle littérature française et le prix excessif du volume de la librairie parisienne vinrent à propos faciliter leurs spéculations. L’appui du roi Guillaume fit le reste. On l’a vu montrer sa prédilection pour la contrefaçon au berceau ; il ne l’abandonna pas quand elle eut fait ses premiers pas. Elle devint, comme toutes les fabriques nouvellement écloses dans son royaume nouveau lui-même, l’objet de ses faveurs particulières ; car on prétend qu’il ne se borna pas à lui donner une part dans la subvention industrielle, mais qu’il l’aida lui-même de sa propre bourse, et que sous ce rapport il n’a pas eu à se louer de tous ceux qu’il avait obligés. Ne nous hâtons point de considérer pourtant ce souverain comme un partisan absolu de la contrefaçon. Bien que positif par caractère, comme il tenait à sa réputation de roi le plus constitutionnel de l’Europe, nous croyons qu’en contribuant de la sorte à l’établissement de la contrefaçon dans ses états il avait moins en vue d’aider à la spoliation de la littérature française que d’offrir aux idées libérales la publicité qui leur était disputée par les Bourbons restaurés. C’est grace à son active protection que les ouvrages interdits en France pouvaient revenir y défier les poursuites des tribunaux. Sous son règne, l’index de la police parisienne fut presque le catalogue de la contrefaçon bruxelloise. Que d’éditions des pamphlets de Courier, des chansons proscrites de Béranger, introduites par la contrebande vinrent défier alors jusque dans Paris la double vigilance du parquet et de la douane française !

Quand la révolution de juillet eut mis fin à la restauration, et que, trois mois après, la Belgique fut perdue sans retour pour le roi Guillaume, la cause qui, depuis le XVIIe siècle, avait rendu la contrefaçon extérieure en quelque sorte nécessaire, cessa enfin de subsister, et cependant c’est depuis lors que cette industrie qui n’a plus d’excuse, — car ce n’en est pas une que de pouvoir réimprimer des livres flétris en France par le dégoût universel aussi bien que par les tribunaux gardiens de la morale publique[1], — c’est depuis lors, disons-nous, que cette industrie est arrivée à l’apogée de son développement. Faut-il s’en étonner ? Quinze ans de protection l’avaient mise

  1. On a réimprimé en Belgique des romans vraiment infâmes, que le parquet français n’avait pu laisser passer au milieu de beaucoup d’autres ouvrages moins ouvertement scandaleux.