Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 5.djvu/211

Cette page a été validée par deux contributeurs.
207
LA CONTREFAÇON BELGE.

sympathies dans le pays où elle parvient à se fixer, et comme dès ce moment elle s’appuie sur des intérêts avec lesquels on devra compter, si l’on veut essayer de la supprimer un jour, il faut donc, quoi qu’on pense d’elle, la traiter sur le pied des industries étrangères qui font une concurrence mortelle à nos industries rivales. C’est cette considération qui nous engagera à examiner les choses comme elles sont, sans emportement, sans récriminations inutiles contre les personnes, à nous abstenir des injures qui vont des individus aux nations, parce qu’elles sont de mauvais goût d’abord, et qu’ensuite elles s’adresseraient plus ou moins à tout le monde dans une question qui intéresse l’Europe entière au même degré que la France.

Il n’y a pas de peuple en effet (s’il faut les rendre solidaires d’un délit commis par quelques individus) qui ne concoure à la spoliation du talent et du génie étranger, pas de tribu qui ne rançonne, au passage de son territoire, la sainte et fraternelle caravane de tous les croyans de la science, de l’art et de la poésie. Chaque pays a son atelier de contrefaçon étrangère. Les livres des auteurs piémontais, lombards, romains, toscans et napolitains, ne donnent droit à la propriété littéraire que dans l’étendue de chacune des divisions politiques où ils ont vu le jour, et sont réimprimés sans façon dans tout le reste de l’Italie. Il en était de même en Allemagne, il y a quelques années, avant l’établissement de l’union prussienne Les ouvrages italiens, espagnols, allemands, sont contrefaits un peu partout. Les deux littératures les plus considérables, l’une par le nombre des peuples et des colonies parlant sa langue, l’autre par son caractère d’universalité seulement comparable à celui de la littérature grecque dans le monde ancien, ont aussi le plus à souffrir matériellement de la contrefaçon étrangère. Les livres anglais sont contrefaits à Leipsig pour le marché de l’Allemagne, à Paris par deux éditeurs à qui leur proximité du marché anglais procure des bénéfices considérables, et surtout aux États-Unis, où il se publie des journaux gigantesques pour qui la matière d’un volume in-8o est la ration d’un seul numéro. L’Angleterre, il faut qu’on le sache bien, souffre au moins autant de la contrefaçon étrangère que la France. L’Europe entière est fermée à sa librairie dont les prix sont démesurément élevés, et la nation qu’elle a créée sur l’autre rive de l’Atlantique s’est emparée à son détriment de son plus beau marché extérieur, puisqu’en y comprenant le Canada et les Antilles, où pénètrent les contrefaçons américaines, il compte au moins seize millions de lecteurs anglais.

La contrefaçon est bien évidemment un mal dont tout le monde est en droit de se plaindre mais, comme la grandeur de la littérature de chaque peuple peut se mesurer jusqu’à un certain point à l’importance de la réimpression étrangère, c’est à la France, il faut le dire, que la contrefaçon européenne a toujours causé le plus grand dommage matériel. Du jour où les admirables écrivains du XVIIe siècle surent donner à notre langue la souveraineté littéraire, la librairie extérieure n’a cessé de réimprimer les ouvrages français les plus renommés ou les plus à la mode, et cette industrie