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de la fraternité humaine ont amené l’abolition d’une loi barbare qui dépouillait l’étranger naufragé sur la côte et les fils de l’étranger mort loin de sa patrie ; l’intelligence seule a encore ses épaves et son droit d’aubaine : anomalie singulière qui mérite qu’on en examine la cause.

On peut s’étonner, en effet, que la civilisation, qui doit tant aux grands écrivains, n’ait pas poussé la reconnaissance jusqu’à leur assurer la protection d’une loi internationale, ne leur ait pas fait, comme à la race nègre, l’honneur d’être l’objet d’une convention européenne. Voilà, de la part d’un siècle qui se pique d’être celui des lumières, un singulier déni de justice ou une indifférence bien coupable. Cependant, ne nous hâtons pas trop de lui en faire un crime. Tout injuste qu’elle est, cette bizarrerie s’explique. Il faut bien le reconnaître, si chacun est d’accord sur l’iniquité de la contrefaçon étrangère en principe, dans la pratique bien des hommes positifs se croient fondés à la défendre. C’est qu’à un certain point de vue national, cela est triste à dire, elle ne constitue pas un délit comme en rigoureuse morale, en ce sens que là où elle s’est implantée, elle se présente sous les dehors sérieux d’une industrie indigène, et qu’à ce titre elle obtient la faveur du parti, toujours considérable, qui a pour principe absolu d’encourager le travail national, fût-ce aux dépens du reste de la terre. Ce résultat doit peu nous surprendre. Dans l’état de désordre où est l’industrie européenne, poussée à toutes les extrémités par le démon implacable de la concurrence, tout producteur, on peut l’avouer sans blesser personne, est un peu contrefacteur. Et comment en serait-il autrement ? Jusqu’à ce qu’il se soit opéré dans l’industrie moderne une réforme que les esprits éclairés, que les cœurs généreux appellent de tous leurs désirs, jusqu’à ce qu’une ébauche d’équilibre commercial de l’Europe ait assigné à peu près à chaque peuple son rang et son rôle dans la production universelle, le préjugé qui pousse au travail national quand même protégera en quelque sorte l’immoralité industrielle. Des honneurs de son vivant et des statues après sa mort attendent celui qui aura dérobé le secret d’une mécanique étrangère ; imiter la marque d’une manufacture rivale placée de l’autre côté d’un bras de mer est réputé l’action d’un bon citoyen ; aucun fabricant ne se fait le moindre scrupule de calquer les dessins de son confrère et de lui débaucher ses artistes, pourvu qu’il porte une autre cocarde. Quand la contrebande se fait à votre détriment, vous la flétrissez du nom de fraude ; est-ce vous qui la faites aux dépens de votre voisin, elle vient se faufiler parmi le négoce honnête sous l’appellation hypocrite de commerce interlope. Au sein de cette paix universelle dont nous sommes si fiers, l’étranger, c’est toujours l’ennemi : si l’industrie est, comme on l’a dit, un champ de bataille, on s’y mesure de peuple à peuple dans des duels à outrance, on s’y livre des combats pacifiques à mort ; le pillage est de bonne guerre, et, dans chacun des camps opposés, l’on applaudit tout parti qui réussit à affamer l’autre.

La contrefaçon étrangère est un des cent rouages de la machine si vaste et si délicate du travail indigène ; c’est là justement ce qui lui assure des