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Quelle que soit mon admiration pour la Princesse de Clèves, et bien que je la mette à peine au-dessous de Bérénice, j’ai besoin de quelque effort sur moi-même pour la pardonner à Mme de La Fayette ; et le métier tout gratuit de femme auteur que faisait la noble dame me rappelle malgré moi qu’elle avait donné ses dernières affections à un bien triste personnage, grand seigneur intrigant, homme de lettres frivole, d’un esprit fin et petit, de la plume la plus habile comme la plus effrontée, qui mit sa vie en maximes, l’amant sans cœur, l’amant ingrat de la duchesse de Longueville[1].

Après Mme de La Fayette, je n’aperçois plus guère au XVIIe siècle que trois femmes de lettres distinguées, si on veut bien me passer cette expression, Mlle de Scudéry, Mme Deshoulières, et Mlle Lefèvre devenue Mme Dacier et en vérité, si j’avais à choisir pour ma sœur ou

    ces jeunes folles vers des métiers mille fois plus honnêtes que celui qu’elles font, empressons-nous d’ajouter qu’il n’est pas de destinée plus digne d’intérêt et de respect que celle d’une femme qui, ayant reçu une éducation distinguée et orné sa jeunesse d’une instruction solide et agréable, tombée, par un revers de fortune, dans une situation difficile, appelle à son secours les connaissances autrefois amassées pour un autre usage, et nourrit vertueusement sa famille du fruit de ses veilles. Heureuse une telle femme, si au talent elle joint la prudence, si elle recherche les travaux modestes, les ouvrages utiles, empreints d’un caractère moral et pieux, le plus souvent des traductions publiées sous le voile de l’anonyme ! Ou s’il faut paraître pour se faire un nom et tirer meilleur parti de sa plume, si encore elle a reçu du ciel une imagination ardente avec le don infortuné de la beauté, dono infelice di bellezza, oh ! alors, puisqu’elle est condamnée à la renommée, qu’elle cache au moins sa vie, qu’elle fuie les sentiers où sont le bruit, l’éclat et la foule, qu’elle demeure auprès du foyer domestique, célèbre et ignorée, contente de répandre autour d’elle un bonheur obscur, le respect et l’affection !

  1. Dans ses Mémoires, imprimés en 1663, du vivant même de Mme de Longueville, La Rochefoucauld la peint sans pitié, avec ses défauts bien plus qu’avec ses admirables qualités. Il raconte fort clairement qu’il était bien avec elle, puis qu’elle écouta le duc de Nemours, et qu’il contribua à la brouiller à la fois avec celui-ci et avec ses deux frères. Et tout cela pendant que l’infortunée, tremblante sous la main de M. Singlin, pleurait ses fautes et en faisait la plus dure pénitence à Port-Royal et aux Carmélites ! Il y a peu de bassesses qui puissent entrer en parallèle avec celle-là. Quant aux Maximes, à parler à la rigueur, leur théorie, fausse et banale, est au-dessous de l’examen. Eh ! sans doute il y a beaucoup d’égoïsme dans toute créature humaine, cela est vrai, cela même est nécessaire et bon ; mais n’y a-t-il que de l’égoïsme, et l’ame n’est-elle pas capable aussi d’autres sentimens ? Telle est la question ; comme il est bien clair que nous devons aux sens la plupart de nos idées, mais il s’agit de savoir s’il n’y a pas encore une autre source de connaissance. La Rochefoucauld n’est pas le moins du monde un philosophe ; mais c’est un observateur plein de finesse, et son style, qui sent un peu trop le travail pour être de la grande manière, possède toutes les qualités du genre sententieux, un relief admirable et un mélange exquis de malice et de vigueur.