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de la philosophie. Ces combats-là sont-ils moins sérieux, sont-ils moins mémorables dans l’histoire de l’humanité que ceux de Salamine, d’Arbelles ou d’Arcole ? Au lieu des philosophes, des orateurs et des moralistes, voulez-vous prendre les historiens ! Mézeray est un homme instrruit qui, pouvant écrire sur beaucoup d’autres sujets, et par-là soutenir honorablement sa famille et se faire une position convenable, a été conduit, par diverses circonstances et par sa charge d’historiographe, à écrire sur l’histoire de France ; et là-dessus il a composé un ouvrage que, pour ma part, je trouve excellent et bien au-dessus de sa réputation. Mais qu’a de commun, je vous prie, ce travail estimable avec les mémoires de Comines ou de Richelieu, avec les annales de Machiavel ou de Guichardin, de Polybe ou de Thucydide, hommes d’état ou guerriers qui écrivaient dans un but politique et pour continuer auprès de la postérité le rôle sérieux qu’ils avaient joué auprès de leurs contemporains ? Et remarquez que je vous fais grace de César et de Napoléon. Dès qu’un homme écrit pour écrire, pour briller ou pour faire fortune, il écrit mal ou du moins il écrit sans grandeur, parce que la vraie grandeur ne peut sortir que d’une ame naturellement grande qui s’émeut pour une grande cause. Hors de là il n’y a plus de pathétique, il n’y a plus de vraie beauté ; il n’y a plus par conséquent de grand effet ; tout se réduit à une industrie intellectuelle habilement exercée, à des succès qui en Chine font monter un mandarin d’une classe à une autre, et en France nous envoient à l’Académie. L’homme de lettres est un artisan distingué qui contribue aux plaisirs publics, mérite et obtient une juste considération, et a droit à tout, par exemple à la pairie, telle que nous l’avons faite, à tout, dis-je, excepté à la gloire. La gloire est à un autre prix : elle est le cri de la reconnaissance du genre humain, et le genre humain ne prodigue pas la reconnaissance : il la lui faut arracher par d’éclatans services.

Si je parle ainsi du lettré, que dirai-je de la femme auteur ? Quoi ! la femme qui, grace à Dieu, n’a pas de cause publique à défendre, s’élance sur la place publique, et sa pudeur ne se révolte point à l’idée de découvrir à tous les yeux, de mettre en vente au plus offrant, d’exposer à l’examen et comme à la marque du libraire, du lecteur et du journaliste, ses beautés les plus secrètes, ses charmes les plus mystérieux et les plus touchans, son ame, ses sentimens, ses souffrances, ses luttes intérieures ! Voilà ce que j’ai beau voir tous les jours, et dans les femmes les plus honnêtes, et ce qu’il me sera éternellement impossible de comprendre. J’appartiens par là, je l’avoue, à une autre génération et à un autre âge. Si quelqu’un venait me dire et prétendait me