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CRITIQUE HISTORIQUE.

vation du duc d’Orléans à la lieutenance-générale du royaume, provoquée par Broussel, était la démarche la plus audacieuse qui eût été faite jusqu’alors contre le gouvernement royal. Si le prince dont il s’agissait eût été un autre homme, l’arrêt du parlement aurait peut-être eu d’immenses conséquences ; le roi pouvait changer de nom, et la couronne passer en de nouvelles mains. Cette substitution était réellement plus à craindre que le projet gratuitement prêté par Mazarin au cardinal de Retz de se poser en Cromwell, et de transformer le duc de Beaufort en Fairfax. Et d’ailleurs, à défaut du duc d’Orléans, n’avait-on pas Condé, dont un contemporain véridique et bien informé nous a dévoilé les coupables espérances ; Condé, qui en dépit de sa nullité politique avait rallié autour de sa personne tous les ressentimens épars ; Condé, qui une fois passé dans les rangs des rebelles, était devenu par la seule force des choses le dernier champion de la noblesse féodale et de l’esprit provincial ? M. Bazin n’a pas cru au danger, il existait pourtant au dedans comme au dehors. La fronde n’aurait eu rien de sérieux en elle-même, qu’elle aurait acquis une énorme gravité par les circonstances extérieures dont elle avait été l’occasion. La France, pour parler le langage politique de notre temps, était dans une fâcheuse voie d’abaissement continu. Les conquêtes du commencement de la régence s’en allaient une à une ; l’Espagne, si habile à profiter de nos discordes civiles, était toujours derrière le rideau avec ses propositions insidieuses, ses envoyés secrets, ses armées d’invasion ; la frontière, jadis si bien gardée, était ouverte au premier venu, à Mazarin, à l’archiduc, au duc de Nemours, à cet étrange aventurier qu’on nommait le duc de Lorraine. Il suffisait d’un régiment levé au-delà du Rhin pour traverser le royaume et le mettre à contribution d’un bout à l’autre. D’autre part, la féodalité abattue par la main de fer de Richelieu, qui avait repris en sous-œuvre la grande pensée de Louis XI, décelait encore un reste de vie, et ses convulsions suprêmes compromettaient le présent, sans toutefois engager l’avenir. Le peuple avait, comme toujours, un puissant instinct de nationalité, et les traditions de la ligue, où l’Espagnol avait joué un rôle si odieux, ne contribuaient pas peu à l’aviver ; mais la gentilhommerie oubliait, au milieu de la décadence momentanée du pouvoir royal, les terribles exemples du règne précédent, et le sens du mot patrie, si rigoureux parmi nous, restait pour elle mal défini. Il y aurait une grave erreur, bien que Richelieu eût déjà fort avancé l’œuvre de la centralisation, à supposer l’unité administrative pleinement réalisée à cette époque, comme elle le sera lorsque le jeune roi aura groupé autour de lui et absorbé dans les splendeurs de sa cour tous ces grands seigneurs déchus. L’esprit de localité, qui avait survécu aux attaques redoublées de l’impérieux ministre, s’était incarné dans la personne des gouverneurs de province, et ceux-ci levaient des troupes, ouvraient et fermaient leurs villes, prêtaient ou refusaient leurs gens de guerre, passaient d’un camp à l’autre avec une incroyable facilité. La France était tombée si bas dans l’opinion, que tout le monde en Europe, hormis la cour de Madrid, s’intéressait à elle, comme on prend fait et cause pour un malheureux digne de pitié ; la fameuse reine de