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trois heures, l’édifice est aussi vide et aussi abandonné qu’une des catacombes d’Égypte. »

Ces habitudes se ressentent de l’origine de la population. Dans nos villes manufacturières, la fabrique s’est greffée sur un état social préexistant. Mulhouse était une ville libre et avait des traditions politiques qui ont donné une physionomie particulière à son industrie ; on dirait une famille, ou plutôt un clan de fabricans, tant ils se soutiennent les uns les autres, et tant les ouvriers y sont paternellement traités. Lyon est une ville littéraire et religieuse aussi bien qu’industrielle ; la noblesse et le clergé y ont leurs quartiers séparés, du fond desquels ils prennent part au gouvernement de la cité. Rouen appartient aux gens de loi non moins qu’aux possesseurs des manufactures et aux propriétaires fonciers. Il y a là tous les élémens dont le concours forme ce que l’on appelle la société. Mais à Manchester, l’industrie n’a pas trouvé autre chose qu’elle-même. Tout y est semblable et tout y est nouveau ; il n’y a que des maîtres et des ouvriers. La science, que les besoins de l’industrie contribuent souvent à développer, commence à se fixer dans le Lancashire : Manchester a une société de statistique, et la chimie y est en honneur ; mais la littérature et les arts y sont lettre morte. Le théâtre ne sert pas à épurer le goût, et ne fournit guère que ce qu’il faut à une foule occupée, des amusemens grossiers. Dans les opinions politiques, c’est le radicalisme qui prévaut. Parmi les sectes religieuses, les plus récentes sont les mieux accueillies : Manchester renferme plus de méthodistes, de quakers et d’indépendans que de partisans de l’église établie. Cette ville réalise en quelque sorte l’utopie de Bentham. Tout s’y mesure en effet à la règle de l’utile, et le beau, le grand, le noble, ne sortiront certainement que de cette source, s’ils y naissent jamais.

Si le luxe des voitures et des chevaux est inconnu aussi bien que toute autre recherche, cela ne vient pas seulement de l’économie ni de l’austérité que les manufacturiers font régner dans leurs ménages ; cela tient aussi, cela tient surtout à l’absence des classes supérieures, qui, et la nouvelle aristocratie comme l’ancienne, ne vivent pas à Manchester. La ville proprement dite, le docteur Kay Shuttleworth l’avait remarqué avant moi[1], n’est guère habitée que par les boutiquiers et par les ouvriers. Les marchands et les manufacturiers font leur résidence hors des faubourgs dans des villas qu’entoure un parc ou un jardin. Cette existence bornée à l’horizon un peu étroit de la famille

  1. Moral and physical condition of tke working classes.