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ait conclu à l’expulsion de M. Bruno Bauer. Peut-être, dans une faculté de théologie protestante, au milieu d’un pays qui avait donné et qui donne encore de si nobles exemples de la liberté académique, peut-être eût-il mieux valu réfuter M. Bruno Bauer que de le destituer violemment. Un gouvernement qui s’est senti long-temps assez fort pour accorder à la pensée le développement le plus libre, et qui laisse M. Michelet et M. Marheineke combattre M. de Schelling à quelques pas seulement de la chaire où il enseigne, n’aurait pas dû imiter la vieille Sorbonne arrachant à M. Arnauld son bonnet de docteur. Pourtant ce que je regrette bien davantage, c’est la pesanteur scholastique des discussions que cette mesure a fait naître. En vérité, quand la censure supprimait les articles que j’ai sous les yeux, elle servait, sans le savoir, la cause du bon goût et du bon sens, bien plutôt qu’elle n’arrêtait les violences de l’école hégélienne. Les écrivains des Annales allemandes avaient voulu introduire une soudaine clarté dans les formules de la philosophie, ils avaient voulu briser le sanctuaire inaccessible de Hegel, et de son autel renversé se faire une tribune démocratique : c’était, en effet, de cette manière qu’ils avaient commencé ; mais est-il donc vrai qu’il soit si difficile à l’esprit germanique de se faire vif, comme il le désire tant ? Et fallait-il détruire si violemment le sanctuaire métaphysique pour se rejeter bientôt dans toutes les barbaries de l’école ? À ce ton d’une polémique toute hérissée de sentences hégéliennes, à ces dissertations où la critique théologique occupe une si grande place, comment reconnaître des hommes qui se sont promis d’agir sur l’esprit public et de renouveler leur pays ? La belle invention, de vouloir réformer la société en contestant la traduction d’un mot hébreu, ou en rejetant un verset de saint Luc ! Tous ces écrivains ne s’aperçoivent-ils pas qu’ils ne sont plus que des docteurs arrogans et qu’ils se battent dans le vide ? N’est-ce pas là aussi ce qui explique les emportemens auxquels ils s’abandonnent ? Rien n’irrite plus que cet enthousiasme à faux, cette exaltation dans le néant ; rien ne pousse plus vite au vertige. Refoulés de tous les côtés, parlant cette langue bizarre, moitié théologique et moitié républicaine, que bien peu de personnes peuvent comprendre, reniés par les vrais disciples de Hegel comme les faux prophètes qui commentent une philosophie apocryphe, seuls en un mot dans le mouvement des partis, ils ne devaient pas tarder à se jeter en des fureurs dont on se ferait difficilement une idée. Non je ne crois pas que chez ce peuple, où les haines de l’esprit sont si vivaces, l’infatuation ait jamais été plus hautaine et plus intrépide. On vit une poignée d’hommes vouloir s’imposer