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Les personnages les plus étranges y sont réunis. C’est un conte bleu dans lequel l’auteur, en croyant peindre la société qui l’entoure, a réussi à atteindre les dernières limites de l’impossible. N’est-ce pas un singulier moyen d’exprimer les souffrances de notre époque que de réunir dans une fable incohérente les créations les plus fantastiques empruntées à tous les temps et à toutes les poésies ? Ce que l’imagination épouvantée du moyen-âge avait inventé dans ses hallucinations mystiques, M. E. Willkomm le renouvelle pour peindre les douleurs d’une société toute différente. C’est une danse macabre que ce roman. Shylock et Hamlet, don Juan et Faust, Kreissler et Méphistophélès s’y sont donné rendez-vous. Méphistophélès s’appelle ici Bardeloh ; c’est l’athée, mais l’athée glorifié par le poète ; homme puissant, riche, bizarre, mystérieux, génie incompris, cela va sans dire, il dirige toute une conspiration formidable. Bardeloh, c’est la haine qui s’est faite homme. A qui en veut-il ? A l’Europe tout entière qui ne peut satisfaire sa grande ame et lui donner une religion digne de lui. Son confident, son complice s’appelle Mardoché. Mardoché est juif, et il a juré la ruine du christianisme pour venger les dix-huit siècles d’oppression qui pèsent sur sa race. Comme Shylock qui veut couper une livre de chair à son débiteur, Mardoché, pour se payer de sa dette, enlève aux chrétiens le plus pur de leur sang ; il s’est acharné à corrompre les jeunes ames qu’il a rencontrées sur sa route. Cet homme pâle est sa victime : c’est Gleichmuth, un pasteur protestant qui enseigne ce qu’il ne croit pas. Mardoché l’a perdu avec ses détestables doctrines, il l’a plongé dans des voluptés qui l’ont tué, il a ravagé son corps et son ame, et sur ce cadavre il a fait tomber le masque et le déguisement sacerdotal qu’il porte aujourd’hui. Bardeloh, Mardoché, Gleichmuth, voilà les trois puissances infernales autour desquelles s’agite une fable effrayante, un monstrueux sabbat. Un moine devenu fou, un idiot qui joue du violon comme Paganini, un poète extravagant et impie, une jeune fille sensuelle, puis des chœurs de juifs, de musiciens, de méthodistes, d’athées, de masques avinés, complètent cette ronde extravagante, que l’auteur nous donne pour une peinture de l’Allemagne et qu’il intitule de sang-froid Scènes de la vie moderne (modernes Lebensbild). Tous ces personnages d’un autre monde finissent par se tuer les uns les autres, d’où il résulte bien évidemment qu’il faut abandonner l’Europe à son malheureux sort, et un Américain, M. Burton, arrive juste à temps pour emmener sur les bords de l’Ohio ceux qui ont échappé à cette boucherie. Tout cela se passe à Cologne, dans cette ville vénérable, à l’ombre de la cathédrale inachevée. C’est là