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MOUVEMENT DES PEUPLES SLAVES.

au ciel d’innombrables étoiles, et je ne tremble pas. » Quand éclata l’insurrection de Kosciusko, Kilinski fit une confession générale de ses péchés, communia avec larmes, et prit ensuite congé de ses enfans et de sa femme, l’œil sec et le cœur ferme. Il montra la plus grande valeur. Il a laissé des mémoires où respire sa belle ame ; il cherche à atténuer ses faits d’armes ; on ne surprend en lui ni haine ni esprit de vengeance ; il regrette de verser le sang ; il aurait seulement voulu, comme il le dit avec bonhomie, effrayer les ennemis pour les faire fuir.

Dans la dernière insurrection, ce furent les paysans qui se battirent le mieux. Ils accouraient de toutes parts. Un jour, on en renvoya quinze mille faute d’armes à leur donner. S’il s’était trouvé un homme pour diriger leur élan, il se fût fait des miracles. Les paysans ont pris rang dans la nation par l’enthousiasme qu’ils montrèrent alors. Les autres classes apprennent à les aimer et à les estimer depuis les services qu’ils ont rendus, et comprennent qu’ils feront désormais la plus grande force de la Pologne. Une ancienne prophétie populaire annonce qu’un jour les paysans seront rois, et ils croient eux-mêmes que cette promesse se réalisera bientôt. Lorsque Chlopicki fut élu généralissime, ils virent dans son nom[1] un heureux présage pour eux, et disaient dans leur joie naïve qu’un des leurs était enfin à la tête de la nation.

Ainsi la Pologne a fait depuis le démembrement un progrès important. Au lieu de n’être qu’une aristocratie dégénérée, elle est devenue une nation. Elle n’a jamais eu autant de génie, ni plus de vertu. On peut prévoir qu’elle se relèvera. Un peuple condamné à périr est toujours un peuple épuisé, et l’épreuve est salutaire quand elle ne brise pas. L’empereur de Russie semble n’être pas rassuré. Ses rigueurs redoublées trahissent des craintes. La Pologne frémit, et il sait qu’il n’a pas de plus dangereuse ennemie. Lorsqu’en 1830 arriva à Saint-Pétersbourg la nouvelle de l’insurrection, Nicolas disparut un jour entier. Ses courtisans inquiets ne pouvaient le trouver. On le découvrit enfin dans la chapelle du palais ; il y avait passé plusieurs heures, seul, à genoux.

Mais le duel de la Pologne et de la Russie ne durera pas toujours. Les Slaves ne seront pas éternellement divisés. L’impulsion qui porte aujourd’hui les peuples à se rapprocher agit puissamment sur eux, et l’unité de race les sollicite à l’unité politique. Ce fut en Bohême que l’on vit les premiers signes de cette tendance nouvelle. Ce pays, neutre entre la Russie et la Pologne, presque étranger à la grande querelle slave, était bien placé pour parler d’union. Il avait à lutter contre l’influence allemande. L’Autriche voulait le germaniser. Il fallait aux Bohêmes, pour repousser cet effort d’une race étrangère, résister au nom de leur race. L’opposition dut se dissimuler, et prit le masque d’une érudition désintéressée. Les Bohêmes étudièrent les anciennes institutions des Slaves, leurs langues, leurs littératures, montrèrent l’originalité de leur

  1. Chlop, paysan : chlopicki, paysanesque, si l’on ose ainsi dire.