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cet appel mystérieux. Arrivé à Paris, il convoqua les Polonais, et leur annonça qu’il avait mission céleste pour les ramener dans leur patrie et la délivrer avec eux. Bientôt plusieurs crurent en lui. M. Towianski ne s’était encore fait connaître par rien ; mais il n’est point un homme ordinaire ; il a une foi contagieuse en son œuvre, de l’éloquence, force et douceur, et un magique ascendant sur les ames, auxquelles il donne paix et exaltation. Il s’adressait d’ailleurs à des émigrés consumés du regret de leur patrie, et dont plusieurs vivaient dans l’attente d’un secours providentiel. Ses disciples forment une école croisée pour affranchir la Pologne, et née sous l’influence de la douleur nationale, du mysticisme slave, et des idées qui remuent le siècle. Ce patriotisme brûlant se fait ainsi jour sur la terre étrangère, et inspire aux poètes de l’exil des chants magnifiques, les plus beaux que la Pologne ait entendus. Cette poésie est un évènement important. Elle ne s’amuse point aux jeux brillans de l’imagination : elle veut préparer des vengeurs ; elle provoque aux généreuses audaces, elle anime les volontés au devoir et à l’héroïsme ; elle est austère et pieuse. Le poète polonais pleure une tragique infortune, mais il ne s’abandonne point aux lâches plaintes des souffrances égoïstes ; il ne voit plus de secours ici bas ; mais il regarde en haut, et la douleur lui apprend le renoncement et la foi. C’est à ces chants qu’il faut demander ce que pense la Pologne. Cette poésie est aujourd’hui la seule voix de la nation ; elle nous apprend que les Polonais ont moins que jamais renoncé à l’insurrection ; elle nous annonce aussi qu’un grand changement s’est accompli parmi eux.

La Pologne, victime de la violence et de l’égoïsme, a pris au sérieux la justice et la fraternité ; elle reconnaît qu’elle y manqua en retenant les paysans dans une dure servitude. Ses poètes se montrent émus de sympathie pour le pauvre peuple ; ils se plaisent à célébrer ses vertus, et veulent la liberté pour lui. Ceux qui rêvent la résurrection de l’ancienne Pologne se font illusion : c’est chose impossible. La royauté a péri dans l’incurie. La noblesse s’est discréditée par son orgueil et son anarchie ; elle s’est porté le dernier coup en 1830, lorsqu’elle ruina tout par ses discordes. Une puissance nouvelle lui succède ; le peuple s’est émancipé. Le désastre national a éveillé en lui le patriotisme qu’avait assoupi l’oppression de l’ordre équestre. Il a combattu sur les champs de bataille de l’insurrection, et a conquis ses droits par son dévouement à la cause publique.

C’est après le démembrement accompli par l’Autriche, la Russie et la Prusse, que pour la première fois un bourgeois apparaît dans l’histoire de Pologne, nous voulons parler du cordonnier Kilinski. Cet homme simple exerçait une grande influence sur les chefs d’ateliers et les ouvriers, qui le savaient patriote. Lors des troubles de Varsovie, il fut mandé devant Repnin. Le prince, que chacun craignait, s’étonna de voir cet artisan se présenter à lui d’un air calme et fier. Il crut que Kilinski ignorait à qui il parlait ; il entr’ouvrit son manteau, et, montrant tous ses ordres : « Regarde, dit-il, bourgeois, et tremble. — Monseigneur, répond Kilinski, je vois chaque nuit