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MOUVEMENT DES PEUPLES SLAVES.

léon, par le spectacle de son prodigieux génie, imposa violemment l’admiration à l’Europe, qui commençait à en devenir incapable. L’Angleterre, malgré sa haine, ne put s’empêcher de rendre à Napoléon un magnifique hommage. Byron salua de son enthousiasme cette volonté superbe et solitaire, souveraine et mystérieuse comme la fatalité. Elle fut l’orage qui fit vibrer sa lyre. Dans Lara, Manfred, le Corsaire, dans ces héros dont personne ne connaît l’origine et n’a pénétré le secret, dans ces sombres et hautaines figures, si puissantes de commandement et de tristesse, on retrouve mêlés ensemble, en une seule ame, la force du dominateur du siècle et les désespoirs du poète. Goethe, cet esprit si sage, n’osait presque pas parler de Napoléon. Sa vénération pour lui était si profonde, qu’il ne prononçait qu’avec respect, au milieu de l’Allemagne humiliée, un nom qu’elle détestait. Jean Müller, le célèbre historien, qui consuma sa vie à combattre l’influence française, et servit dans ce but la Prusse et l’Autriche, après un premier entretien avec Napoléon, reconnut en lui l’homme du destin. Plus tard, quand la crainte ne troubla plus le monde, il n’y eut partout qu’un même sentiment, l’admiration fut universelle. Napoléon fit triompher la révolution française, mais il la domina. Il ne voulut pas comme elle rompre avec l’histoire ; il renoua la tradition brisée du genre humain, il rattacha l’avenir au passé ; par ses guerres gigantesques, il mêla tous les peuples de l’Europe, il rapprocha l’Orient de l’Occident, il prépara l’unité future du monde. Tout cela n’était point dans les instincts du xviiie siècle. Puis, quand il eut disparu, son œuvre ne périt point ; les peuples la continuèrent ; ils étaient entrés sur ses traces dans une ère nouvelle.

Ce brillant tableau semblera plutôt une transfiguration qu’un portrait. Quand un grand homme apparaît, tous les yeux s’attachent sur lui : mais combien peu le voient de même ! L’homme d’état médite le profond politique, le tacticien étudie le fameux capitaine, le poète contemple ce que le caractère a d’idéal, l’œuvre de magnifique et d’éternel. Le peuple, par un instinct qui n’est pas sans justesse, reconnaît un bienfaiteur dans l’illustre envoyé de la Providence ; il lui pardonne, se sent pieusement épris, l’élève sur le piédestal, et lui compose de fables et de légendes une merveilleuse épopée. Puis le moraliste austère et l’observateur sceptique des choses humaines (ils se rencontrent souvent) viennent dissiper le prestige, et montrent sans pitié l’immense égoïsme que masque tant de gloire. Les valets de chambre ne manquent jamais non plus au héros ; ils affluent autour de lui, et nous racontent ses petitesses. De toutes ces rumeurs si diverses se compose la renommée, et la vérité aussi, qui, après quelques querelles, finissent d’habitude par devenir bonnes sœurs.