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MOUVEMENT DES PEUPLES SLAVES.

ils sont perdus ! Leur pied glisse, ils tombent, nous n’avons qu’à les dévorer. Ces libertés dont vous êtes si fiers deviendront la fable de la postérité et la risée du monde. Les vastes états mariés à la Pologne vont s’en détacher, vos dissensions ayant brisé les liens mystérieux qui les unissaient. Votre patrie restera comme une hutte de gardien placée près d’un jardin dont on aura cueilli tous les fruits, une hutte désormais inutile, qui s’écroule abandonnée à la fureur des tempêtes d’hiver. Votre race, vous la verrez dégénérer, et les restes s’en iront dispersés par le monde, et vous serez condamnés à subir une métamorphose horrible, forcés à prendre la nature et les habitudes d’un peuple qui vous hait et qui vous méprise. Ne craignez pas la guerre et les invasions, vous périrez par vos discordes intérieures. »

Un jour, Scarga est interrompu par l’arrivée du courrier qui apportait la nouvelle d’une brillante victoire remportée sur les Suédois. On se jette à genoux ; il entonne le Te Deum, puis il s’arrête comme frappé d’une vision, et, dans un trouble pathétique, il profère cette plainte : « Qui me donnera assez de force pour pleurer jour et nuit les malheurs de mon peuple ? Tu es donc devenue veuve, belle terre, mère de tant d’enfans ! Je te vois dans la captivité, ô royaume orgueilleux ! tu te lamentes sur tes fils, tu ne trouves personne qui veuille te consoler. Tes anciens amis te trahissent et te repoussent. Tes princes, tes guerriers, chassés comme un troupeau, traversent la terre sans s’arrêter et sans trouver de pâturages. Nos églises, nos autels, sont livrés à l’ennemi : le glaive se dresse devant nous ; la misère nous attend au dehors, et cependant le Seigneur dit : — Allez ! allez toujours ! — Mais où irons-nous, Seigneur ? — Allez mourir, vous qui devez mourir ! allez souffrir, vous qui devez souffrir ! » On n’entend pas sans émotion ces paroles ; elles retentirent vainement, il y a trois siècles : aujourd’hui la douleur de tout un peuple leur répond.

Un siècle plus tard, la Pologne fut envahie de tous côtés et un moment effacée de la carte. Les Russes prirent Smolensk et Polotsk ; les Cosaques se détachèrent de la république ; le prince de Transylvanie entra dans Cracovie ; les Suédois s’avancèrent jusqu’au cœur du pays. La noblesse, mécontente du roi, arbora les couleurs de la Suède. Jean-Casimir, abandonné, passa la frontière et se cacha en Silésie. Un prêtre héroïque resta seul fidèle à sa patrie. Dans le diocèse de Cracovie s’élève, au milieu de vastes plaines, une petite montagne appelée Clermont (Clarus Mons). C’est là qu’est bâti le couvent fortifié de Yasna-Gova, célèbre dans les pays slaves par une image miraculeuse de la Vierge. On y vient de tous côtés en pèlerinage, et d’immenses trésors s’y trouvaient alors accumulés. De toute la Pologne, il ne restait de libre que ce rocher. Un détachement suédois crut s’en emparer par un coup de main ; mais il s’y trouva un homme contre lequel devait se briser la fortune de la Suède, le prieur Augustin Kordecki.

Le général Miller, apprenant la résistance du couvent, arrive avec huit mille hommes et vingt canons de campagne. Il n’y avait dans le fort que