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MOUVEMENT DES PEUPLES SLAVES.

Ses successeurs suivirent tous son exemple : on ne trouve pas ailleurs une telle suite de bons princes. Durant deux siècles, on n’a pu accuser les Jagellons d’aucune mauvaise action commise par intérêt personnel et dynastique. L’influence exercée par ces princes généreux fut salutaire pour la Pologne. Les courses conquérantes des Lithuaniens cessèrent, ils furent unis aux Polonais, et, grace à l’habileté et à la douceur des Jagellons, la fusion des deux peuples ne coûta pas une goutte de sang. L’ordre teutonique, croisé contre les païens du Nord, vit ses progrès arrêtés par cette conversion, et ce voisin dangereux ne tarda pas à être réduit. Les Jagellons réunissent aussi plus d’une fois à leur couronne celles de Bohême et de Hongrie, disposent de la Moldavie et de la Valachie, battent les Tartares et les Russes, poussent jusqu’en Crimée et jusqu’à Moscou, et défendent la chrétienté contre les Turcs. Avec eux, la Pologne tient le sceptre des pays slaves. Cette époque est également illustrée par les lettres. La Pologne compte alors avec orgueil ses poètes, ses historiens, ses orateurs, ses savans. L’université de Cracovie est fondée, et Copernic lui donne une célébrité européenne.

La Pologne avait trop de bonheur ; elle voulut jouir au lieu de s’élever toujours plus près de son idéal : ce fut ce qui la perdit. Les gentilshommes menaient une vie heureuse, brillante, chevaleresque, vie de château, de chasse et de guerre. De la Baltique à la mer Noire, toutes les familles se connaissaient. C’était une parenté qui étendait son réseau sur la Pologne entière. L’hospitalité resserrait encore ces liens. Jamais il n’y eut si franche camaraderie. On pleurait de joie, on s’embrassait en se rencontrant. Mais qu’il était facile de troubler cette fête ! La Pologne ne subsistait que par l’esprit de sacrifice ; sous l’influence des plaisirs, elle s’en déshabitua. L’égoïsme et l’orgueil prirent les nobles. Ils n’étaient, dans l’origine, qu’une confrérie militaire et patriotique ; ils se parquèrent comme une caste, et rien n’était plus contraire au génie slave et à leur institution primitive. Fiers de leur nombre, de leur gloire, de leurs libertés, ils fermèrent jalousement l’accès de leur ordre, jusque-là très facile, se firent concéder de nouveaux priviléges, annulèrent la royauté, écrasèrent sans pitié le pauvre paysan, forcèrent les bourgeois à vendre leurs terres, avec défense d’en acquérir à l’avenir, et interdirent aux évêques de recevoir dans les ordres un homme qui ne fût pas noble. Un abîme sépara en deux la nation : d’un côté, une multitude esclave, dépouillée, malheureuse, toujours plus ennemie de ses oppresseurs ; de l’autre, l’ordre équestre, hautain, dissipé, factieux : aristocratie remuante et dégénérée. Il y avait là injustice cruelle et menaçant péril.

Diverses causes hâtèrent le déclin de la Pologne. La dynastie des Jagellons s’éteignit, et les désordres des élections recommencèrent. La réforme pénétra dans le pays, amenant avec elle les sectes et les disputes. Un traître dont le nom est maudit par la Pologne, Sicinski, nonce d’Oupita, fit faire à sa nation le dernier pas vers la ruine. Il prononça le veto qui arrêtait les délibérations, mot que depuis des siècles on n’avait pas entendu. Dès que l’usage de ce droit terrible s’introduisait, les diètes unanimes devenaient impossibles, le