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MOUVEMENT DES PEUPLES SLAVES.

la pousseraient à la révolte. Si quelqu’un s’indigne des crimes qui souillent ce régime, il doit étouffer dans son cœur justice et pitié ; aussi bien serait-il impuissant. La vérité n’est pas tolérée non plus : le tsar espionne partout. Le silence pèse depuis des siècles sur ce triste empire ; silence affreux, car ces douleurs et ces ambitions muettes n’en sont que plus âpres.

Encore une fois, nous n’exagérons rien. Il y eut sans doute en Russie quelques princes justes et bons, dont le caractère était en opposition avec l’esprit du gouvernement ; mais ils finirent par céder à l’influence d’une vieille tradition, ou devinrent les victimes de leur résistance. En vain voudrait-on le dissimuler : aucune histoire n’est sombre comme celle de la Russie. On frémit au spectacle qu’elle déroule. Mais quelle force ! la force de la passion ; passion du commandement chez le tsar, ferveur de la servitude dans le peuple. L’autocratie est le paroxisme de la tyrannie prolongé pendant des siècles.

M. Mickiewicz a appelé la Russie une convention en permanence. Ceci semble d’abord bien hasardé. Malgré les différences, et il est superflu de les signaler, il y a cependant plus d’une analogie. L’orgie de la liberté ne fut pas sans ressembler à celle du despotisme. Ici et là, également terreur et esprit de ruine. Les tsars n’ont organisé, comme la montagne, qu’une formidable puissance de destruction. La conquête indéfinie est le mot d’ordre de leur empire. Les doctrines dont relevait la convention, par plus d’un point, se rapprochent du système russe. La philosophie du xviiie siècle était fort en vogue à Saint-Pétersbourg. Le pouvoir absolu craint peu le matérialisme. Les philosophes sapaient la religion ; mais les tsars avaient depuis long-temps avili l’église et retiré toute influence au clergé. Aussi Voltaire, dans sa vieillesse, se prit d’une vive sympathie pour la Russie, et félicitait cet heureux pays de ne pas connaître d’abbés. Tandis que les philosophes attaquaient la sévérité des mœurs, la licence était érigée en système à la cour de Catherine. Le mariage mystérieux de la pensée moscovite et de l’esprit encyclopédiste se fit dans cette femme, pleine de sagacité et de finesse, froide de cœur et sensuelle, qui unissait le génie d’une civilisation raffinée et égoïste à la cruauté et au despotisme des chefs mongols, et préside, avec Ivan et Pierre, aux destinées de l’autocratie.

Ce pouvoir qui règne au dedans par la terreur menace tout au dehors. La Russie est redoutable moins encore par son étendue que par l’esprit qui l’anime. Il y a une grande différence entre le tsar et les autres monarques. Son autorité réside en lui-même ; elle est absolue au sens propre du mot. Les autres souverains en appellent à quelque pacte pour établir leurs droits ; toujours un principe les domine. Le tsar seul n’a rien au-dessus de lui. Il est l’incarnation du pouvoir sur la terre ; il a donc droit au commandement du monde, et aucun trône n’est à la hauteur du sien. Les Russes le croient ainsi. Le petit peuple serait scandalisé si son maître s’avisait d’avouer publiquement qu’il n’est que l’égal des autres princes ; il est persuadé que le tsar a juridiction sur eux, et peut, à son gré, les déporter en Sibérie. L’armée, par la même superstition, se regarde comme la seule armée véritable, et voit dans les