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mières compagnies qui montent sont culbutées dans le fossé. Une nouvelle troupe s’avance : quelqu’un crie à l’officier qu’elle périra sûrement, qu’il doit attendre. L’officier refuse, n’ayant point de contre-ordre, et continue froidement sa marche, certain d’être précipité avec tous ses hommes. — Les colonnes russes s’avancent, silencieuses, résolues, incapables d’hésiter, poussées par une irrésistible fatalité ; aucun péril ne les arrête ; l’ordre du chef est pour elles le destin. On peut battre cette armée, on ne peut la vaincre. Le courage, la tactique, le talent, ne suffisent pas pour en triompher. Il faut lutter avec elle d’énergie intérieure, et opposer à la terreur qui lui donne l’élan la seule force plus grande, l’enthousiasme, comme la France de Napoléon, ou la Pologne dans ses jours de vertu.

Pierre-le-Grand enrôla dans la hiérarchie militaire tous les fonctionnaires civils, le clergé même, afin de mieux le désarmer et l’asservir. Les évêques eurent le grade de généraux, les archimandrites celui d’officiers-généraux, et ainsi de suite. Celui qui n’a pas de grade en Russie n’a pas d’existence sociale ; même s’il est riche, il ne trouve pas de position et demeure sans emploi comme un homme inutile. La nation est dans l’armée. La Russie n’est qu’un vaste camp ; elle offre l’étonnant spectacle d’un peuple agricole, d’une nation slave, d’un état européen qui se gouverne comme une horde tartare.

Nous ne suivrons pas plus loin l’histoire russe ; nous en saisissons maintenant l’esprit ; nous ne voulions pas davantage. Les évènemens ont travaillé, depuis des siècles, à donner au tsar une conviction qu’une théorie seule n’aurait jamais eu la force d’inculquer, à savoir qu’il est au-dessus de toute loi, de toute charte, de tout titre, qu’il porte en lui la source même du pouvoir. Comme Dieu, il est monarque absolu, infaillible, souverain même des ames, et partout présent par son autorité. Seulement, au lieu de régner par l’amour, il commande par la terreur, et s’entoure de supplices et d’ombre. Ce maître inexorable est trop au-dessus des autres hommes pour être leur pareil, il n’a point de semblables, et dans ce superbe isolement il est puni par de secrètes épouvantes, hanté par des fantômes de trahison, quelquefois frappé de délire. Tel est cet être exceptionnel, immense, infortuné, terrible.

Ce dieu terrestre a soixante millions de sujets, ou mieux de créatures qui ne respirent que par lui et pour lui, et lui vouent un culte mêlé de terreur. Chose étonnante ! ce lourd despotisme n’énerve et n’engourdit point. Il donne à ces multitudes obéissantes une rude énergie, il allume en elles une fièvre d’ambition qui ne cesse de les stimuler. Les Russes sont au même niveau devant leur maître, tous également néant à ses yeux ; mais une hiérarchie savante les échelonne entre eux. Point de noblesse ; à la place, une infinité de grades, et comme le tsar abaisse ou élève à son gré, et que l’homme esclave veut se dédommager de son abaissement par des titres, cette foule brûle d’une avide soif d’avancement. Toutes ces prétentions ennemies redoublent ensemble de zèle pour le tsar ; ces jalouses rivalités sont enrégimentées sous ses ordres, et ces haines dociles entretiennent sans trouble une perpétuelle fermentation. Mais les généreux sentimens ne sont pas permis ; ils affranchissent l’ame et