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en secret, il ne fallait laisser personne pour en porter la nouvelle. Ivan faisait même, dans sa fureur, égorger les animaux, comme si rien de vivant ne devait demeurer sur son passage. Il arrive devant Nowgorod. Le métropolitain vient à sa rencontre avec la croix et les bannières sacrées pour apaiser sa colère. Ivan lui répond qu’il est un hypocrite et devrait porter la croix dans son cœur et non dans ses mains. Les soldats se ruent sur la ville. Le tsar fit massacrer cent mille personnes. Ce qui échappa tomba dans une espèce de folie particulière. Ces pauvres gens passaient leur vie à creuser des trous dans la terre et à chercher des cadavres ; ils ne parlaient que de meurtres, couraient presque nus dans les rues désertes, et mouraient de froid et de misère. Ivan marche ensuite sur Pskoff ; il s’arrête sur une hauteur en vue de la ville, qu’il menace du geste. Pskoff était dans l’épouvante. L’évêque ordonne de faire sonner toutes les cloches, et de célébrer dans toutes les églises la dernière messe des morts. Le son des cloches fit une singulière impression sur le tyran ; il se rappela une circonstance de sa jeunesse, se retira tout troublé, et la ville fut miraculeusement épargnée.

Ivan, de retour à Moscou, se reput de cruautés nouvelles. Il érigea des gibets en permanence sur la place publique ; il faisait bouillir dans de grandes cuves, ou cuire dans des poêles, les moines et les favoris disgraciés. On coupait aux malheureux condamnés le corps, membre après membre ; on les sciait en deux avec des cordes, on les écorchait vifs, et le tyran assistait à ces horribles supplices. Par une singulière coïncidence, ce fut sous Ivan que la Sibérie, cette triste prison qui attendait les victimes des tsars, fut conquise par quelques aventuriers cosaques. Une telle fortune était digne de lui.

Ivan finit par tuer son fils de sa propre main. Ce jeune prince, corrompu et féroce comme son père, le priait de lui permettre de marcher contre les Polonais. Ivan vit dans cette demande une espèce d’insubordination, et d’un coup furieux de bâton fendit le crâne de son fils. Le tsar mourut sans donner le moindre signe de repentir. Au moment d’expirer, il fit reculer d’épouvante, par sa lubricité, sa belle-fille, qui s’était approchée de son lit. Mais ce qui surprendra plus que tout le reste, le peuple, à la nouvelle de sa mort, courut par la ville en poussant des cris et en versant des larmes ; les familles des boyards suppliciés se lamentaient et prenaient le deuil ; tout le monde paraissait inconsolable.

Loin de rien exagérer dans ce récit, nous avons fait grace de traits affreux, que l’on peut trouver dans Karamsin, l’historien officiel de la Russie, et Karamsin lui-même dit qu’il en épargne beaucoup à ses lecteurs. On reste confondu devant cette longue suite de crimes. Dans cet excès de perversité, on ne reconnaît plus l’homme ; on dirait une démence sortie de l’enfer. C’est pourtant cet insensé qui a fondé la puissance russe. Il a fait pour elle plus encore peut-être que Pierre-le-Grand ; ce fou a eu presque du génie, à coup sûr une profonde habileté. Il semble d’abord impossible de pénétrer cette ame sinistre : l’énigme s’explique pourtant. Depuis des siècles, ce malheur se préparait. L’esprit sombre et cruel qui hantait les forêts finnoises et les