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MOUVEMENT DES PEUPLES SLAVES.

charmé de cette vie facile et gaie, de ces mœurs douces et sympathiques, de cet accueil bienveillant.

Mais l’homme n’est pas fait pour se reposer sous les ombrages du verger paternel ; un tranquille bonheur ne lui est pas permis. Ces temps anciens eurent aussi leurs alarmes et leurs infortunes. Les fêtes rustiques des Slaves étaient souvent troublées. Une grande calamité frappa ce peuple et le punit de son organisation imparfaite. Les Slaves, dispersés en une multitude de colonies, purent être séparément attaqués et conquis. Il leur fut impossible d’arrêter les flots des envahisseurs et de se maintenir indépendans ; ils se virent traînés en esclavage chez tous les peuples de l’Europe, et le mot même d’esclave chez les Romains et au moyen-âge fut pris du nom de cette race, qui subit plusieurs fois de dures servitudes. Enlevés de leurs villages, les Slaves étaient conduits aux cités romaines et y menaient une vie misérable dans le regret du bonheur perdu. Deux chefs-d’œuvre de la statuaire antique attestent encore ces souffrances. Le Scythe esclave est évidemment un Slave ; on le reconnaît à l’angle facial. Le front déprimé et chauve annonce de longues méditations, la joue est creuse, le regard terne ; rien n’égale l’expression de la bouche. Cet homme paraît regarder sa victime et sentir le malheur d’être obligé de la torturer. Il se résigne cependant ; il est effrayé et triste. Le Gladiateur mourant est un type encore plus sublime des mêmes douleurs. Byron, le premier, reconnut en lui un Slave. Son génie devina mieux que le goût de Winckelmann et la science de Visconti. Ce gladiateur expire sur l’arène du cirque de Rome. Son sang commence à couler à rares et grosses gouttes qui ressemblent, dit le poète, à ces gouttes qui tombent avant l’orage. Il ne s’occupe pas de ce qui l’entoure, il ne voit plus les spectateurs, il ne semble pas même animé de colère ou de honte, il est en extase ; à ce moment suprême, il se rappelle sa hutte au bord du Danube, au milieu d’une prairie, dont on l’a arraché. C’est la figure la plus tragique de l’art ancien.

Pendant plus de mille ans, les Slaves menèrent la vie que nous venons d’esquisser. Cette époque d’unité confuse s’est passée sans évènemens et n’a pas d’histoire. Les colons firent chaque année leurs semailles et leurs moissons ; il n’y a, sauf de fréquens esclavages, pas d’autre nouvelle à donner d’eux. Mais au vie siècle après Jésus-Christ, une crise s’opère, et les Slaves se séparent en peuples divers, qui ont chacun leur génie, leur langue, leur histoire, leur littérature.

La Russie se développa surtout dans sa lutte contre les Mongols. Après deux siècles d’humiliante servitude, elle parvint à chasser les nomades. Née sous l’inspiration de cette résistance long-temps malheureuse, la poésie russe est grave, triste, pénétrée de religion, mais d’une religion qui prie pour la terre plus que pour le ciel ; elle rêve pourtant déjà la force, la puissance et l’empire, et se tient prosternée devant la majesté du tsar. La poésie polonaise est bien différente ; le patriotisme en est l’ame. Le poète polonais célèbre plus souvent que le roi les héros qui ont bien mérité de la république. La