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jour et l’heure où on devait abattre l’arbre ; toujours cet arbre avait la même grandeur, et la maison, la même dimension. L’avidité de l’homme était contenue ainsi dans de justes bornes[1]. Les Slaves voyaient d’ailleurs un péché dans la propriété ; ils ne s’appropriaient jamais rien sans des rites expiatoires, afin que cette impiété ne leur attirât pas malheur. Le mariage était également une souillure à leurs yeux ; ils en croyaient le premier fruit frappé de malédiction, et mettaient même à mort les premiers-nés de certains animaux domestiques. Les Serbes appellent encore aujourd’hui l’aîné le premier fils du péché. Le cadet, comme le plus pur, avait la meilleure part des bénédictions paternelles ; à la mort du père, il succédait à ses droits sur le domaine de famille, et, si ses frères étaient trop nombreux pour rester avec lui, ils allaient former un nouvel établissement.

Ainsi les Slaves couvrirent peu à peu de vastes contrés de leurs petites colonies. Ce n’était pas une conquête à main armée ; c’était un progrès lent, continuel, une invasion pacifique des terres labourables. Ces camps agricoles n’étaient point unis par des intérêts communs ; ils n’avaient d’autres rapports que ceux de bon voisinage. Les premiers Slaves ne surent point former d’états, ils ne se liguèrent jamais pour de grandes expéditions, ils n’élevèrent pas de monumens, ils ne composèrent point de vastes poèmes. Tout entiers aux soins de leurs champs, ils bornaient leur pensée aux limites d’un village ; mais chez aucun autre peuple les villages n’eurent d’aussi belles institutions. De l’Oder au Volga, entre les tribus guerrières de la Germanie et les farouches nomades des steppes, cette partie du Nord offrait une sorte d’idylle sociale : un peuple paysan, juste, bon, paisible, en cultivait les plaines. Dans l’enceinte de la sloboda se cachait une vie fraternelle et heureuse. Les Slaves, libres, joyeux, insoucians, mêlaient leurs travaux de chants et de danses. On ne voyait parmi eux ni riches, ni pauvres ; ils avaient peu de besoins, ignoraient l’ambition, et exerçaient la plus cordiale hospitalité. Quand ils allaient travailler, ils laissaient leurs maisons ouvertes pour que le voyageur pût y trouver asile et nourriture, et l’étranger qui traversait leurs campagnes était

  1. Il est resté quelque chose de cet esprit. Les Slaves n’ont pas le jaloux et cupide égoïsme de la propriété, qui est une des plaies de notre Occident. On ne voit ni haies ni murs dans les campagnes ; les propriétés ne sont séparées que par une bande de gazon. Ce serait un grand crime à l’homme d’y toucher ; mais les animaux peuvent en manger l’herbe, et, quand les blés sont hauts, les vaches broutent à la file l’étroite limite. On craint si fort d’entamer du soc ce ruban vert, que presque partout il s’est beaucoup élargi. Les terres sont en jachère tous les deux ans ; elles deviennent alors communes, et chacun peut y faire pâturer librement son bétail. Les paysans observent encore les anciens rites dans la construction de leurs maisons. Si l’un d’eux, opprimé par son seigneur, s’enfuit, pas un de ses voisins ne voudra s’emparer de sa propriété ; coutume d’une haute moralité qui abolit toute idée de confiscation et empêche de profiter du malheur de son prochain. Les procès sont très rares, et l’hospitalité est sans bornes.