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que le matérialisme du siècle dernier. Il faudrait désespérer des destinées de la philosophie, si ces attaques et ces injustices n’inspiraient pas à ses représentans une foi plus vive dans la puissance et dans les droits de la raison calomniée. C’est cette foi qui fit au XVIIe siècle la grandeur du cartésianisme, c’est elle qui alors gagnait à la philosophie tant de disciples et d’adhérens. Ajoutez à cette foi vivifiante l’étendue de la doctrine de Descartes, la multiplicité des objets auxquels elle s’appliquait, et vous aurez trouvé les deux causes de l’immense autorité qu’elle exerça. Le médecin, le physiologiste, l’astronome, le physicien, le géomètre, le moraliste, rencontraient dans la science qu’ils cultivaient la trace de Descartes, et il fallait bien que chacun d’eux tînt compte de cette impérieuse et féconde intervention. À défaut d’un de ces grands systèmes qui embrassent tout, nous voudrions qu’en France l’esprit philosophique, ayant la conviction de sa force, voulût porter partout son influence, mettre son empreinte partout. Les sciences, les lettres, la politique, offrent à l’esprit philosophique des régions à fertiliser. En vain l’industrialisme affirme qu’il est à lui seul toute sagesse ; quand l’homme avec le fer, le feu, l’air et la vapeur, aura épuisé la docilité de la matière, il se retrouvera toujours le même, et il devra toujours apprendre à se gouverner lui et les autres. Depuis vingt ans, l’imagination a régné sans contrepoids dans les lettres et dans les arts, on a eu pour la forme et pour la fantaisie des adorations sans réserve et sans frein. Pourquoi donc aujourd’hui, autour des idoles qu’on encensait naguère, s’est-il fait tant de solitude et de silence ? C’est qu’on a compris que dans beaucoup de ces simulacres l’esprit n’habitait pas ; aussi les seuls artistes qui n’avaient pas fait divorce avec la pensée, avec la raison, n’ont pas perdu la faveur de la foule, et, ce qui vaut mieux encore, leur propre estime. Ainsi donc l’état des croyances religieuses en Europe, le matérialisme politique, dans les lettres et dans les arts une décadence passagère, tout vient provoquer la philosophie à de nouveaux travaux. Cet appel sera compris. En face des attaques et des clameurs d’un fanatisme aveugle, au milieu de l’apathie des uns, de la déroute des autres, sachons maintenir l’esprit philosophique dans sa liberté, le développer dans sa force. En dépit de toutes les déclamations et de toutes les folies, la France sera toujours comme le sol natal de la raison, et l’arbre de la science ne sera pas déraciné.


Lerminier.