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avec le sentiment orgueilleux d’être le seul homme de mon temps qui, pendant quarante ans de suite, ait obtenu la confiance illimitée de ses concitoyens. » Cela est vrai, et cela suffirait au besoin pour assurer à O’Connell une grande place dans l’histoire de son pays.

Il faut d’ailleurs en convenir, jamais orateur populaire n’eut sous la main plus de cordes à faire vibrer. Lors de la première agitation, en 1828 et 1829, c’est surtout aux sentimens religieux qu’il s’adressait. C’est aujourd’hui aux sentimens nationaux, et partout il trouve des cœurs qui répondent à ses provocations. Nous sourions quand dans son enthousiasme national O’Connell se prosterne en même temps devant la beauté incomparable des lacs et des montagnes de la verte Erin, devant les charmes irrésistibles de ses femmes et de ses filles ; quand il pleure d’attendrissement sur les félicités dont jouissait son île chérie sous quelques monarques inconnus et problématiques ; quand en un mot, systématiquement et avec un orgueil toujours nouveau, il proclame la supériorité de l’Irlande sur tous les pays du monde, et celle de la partie de l’Irlande où il se trouve sur toutes les autres parties du pays. Tâchons cependant de nous mettre à la place de ce peuple humilié, opprimé, avili pendant tant de siècles, et jugeons de l’effet que de telles flatteries doivent produire. O’Connell, d’ailleurs, sait fort bien descendre sur la terre et parler intérêts. L’Irlande, répète-t-il chaque jour, a des fleuves larges et profonds, des fleuves qui pourraient donner passage à tout le commerce du monde. Elle a un sol fécond et facile à cultiver, elle a une population laborieuse, intelligente, vertueuse ; mais elle a en même temps des maîtres qui l’exploitent, et ses fleuves portent à peine quelques vaisseaux : son sol reste sans culture, ou ne produit que pour l’étranger ; sa population meurt de faim. Puis, il dénonce l’union, l’odieuse union comme la cause unique de toutes ces misères. « Les tyrans, s’écrie-t-il, nous laissent le sel et les pommes de terre ; ils emportent le bœuf, le mouton, le porc, la laine, le blé, tout ce qui est bon. Voilà l’union. Cette union, lord Byron l’a justement comparée à celle du requin et de sa proie. L’un dévore l’autre, et cela fait une union. »

Ce n’est point, au reste, d’un seul coup que l’agitation de 1843 arriva à son dernier terme, et il est curieux d’en suivre le développement et les phases diverses. Au début, elle ne sortait guère du lieu commun et du cercle ordinaire des récriminations et des personnalités. Ainsi « lord Stanley était un maniaque, lord Brougham un vil apostat, sir Robert Peel et sir Graham deux audacieux coquins qui, par un mensonge public, voulaient compromettre une reine