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son ancienne maîtresse, cette Louise de Nègrepelisse que nous avons déjà vue cinquante fois, qu’hier encore nous rencontrions sous le nom de Mme de Bargeton, et qui aujourd’hui trône dans les salons d’Angoulême comme légitime épouse de M. le comte Sixte du Châtelet, préfet du département. Lucien veut renouer avec Louise ; mais il faut des habits pour aller à la préfecture, et tout membre de l’Académie qu’il est, Lucien n’en a pas. Il écrit donc en toute hâte à ses amis de Paris, et aussitôt Nathan lui envoie une canne, Florine une chemise, Des Lupeaulx une montre d’or. Nous retrouvons là, par correspondance, tout ce monde ignoble de coulisses et de petits journaux, que M. de Balzac avait cru faire vivre dans son Grand Homme de province à Paris. Le paquet, par malheur, arrive trop tard. Séchard, que Lucien voulait sauver, se trouve arrêté, et Lucien alors, en son désespoir, quitte subitement Angoulême, décidé à se noyer dans le premier étang venu. Il allait le faire quand se rencontra là fort à propos un vieux diplomate espagnol, le jésuite Carlos Herrera, que Lucien n’avait jamais vu, mais à qui il se mit cependant à raconter sa triste biographie. Herrera, en trois mots, eut guéri notre homme du suicide, en lui exposant le système de Machiavel ; cette théorie de la politique et de la dissimulation une fois expliquée, le bon jésuite, sans doute comme exemple, comme application immédiate, ouvrit le fond de son cœur à Lucien, envoya quinze mille francs à Séchard, et emmena, on ne sait où, dans sa berline, le poète de Rubempré, à titre de secrétaire et de futur héritier.

Voilà comment se termine cette histoire parasite de Lucien, laquelle s’enchevêtre (on ignore comment et pourquoi) à travers des détails techniques qui s’enchevêtrent fort mal eux-mêmes dans une histoire décousue et sans intérêt. M. de Balzac croit avoir montré le Génie et le Dévouement, David et Ève, persécutés par la société ; en réalité, il n’a réussi qu’à mettre un niais honnête et une femme naïve au milieu d’une bande de fripons. Conçu sans proportions, composé sans méthode, écrit sans naturel, ce livre est le digne pendant de Rosalie. Pour exprimer cette idée que, dans un salon, une femme promène ses yeux sur ceux qui l’entourent, M. de Balzac dit « Elle jette un regard de circumnavigation. » C’est là le style habituel du livre : un Cyrano, doublé de Scudéry, n’eût pas parlé autrement.

L’auteur de David Séchard dit, à propos de son roman : « Celui-là est déjà le préféré. » Ce n’est là, il faut le croire, qu’un caprice de père pour son dernier né. Selon nous, M. de Balzac eût beaucoup mieux fait de reporter ses sympathies sur une œuvre un peu antérieure, je crois, et dans laquelle, à côté des plus grossiers défauts de sa manière, se retrouve çà et là le talent du maître, quelque chose de cet art exquis de l’observateur qui nous charmait autrefois. Les Deux Frères n’ont pas encore un an de date ; mais, dans ce genre de littérature, c’est là presque de l’histoire ancienne. Aussi n’en dirons-nous qu’un mot.

C’est le pervertissement des grands sentimens du cœur que M. de Balzac