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ÉTUDES SUR L’ANGLETERRE.

sent de cadre aux passions et aux sentimens, l’imagination épuisée crut remplacer la vérité de l’ensemble par la complication des plans, et l’exactitude des nuances par une choquante crudité de détails. Le crayon ne marquait plus : on crut qu’il suffirait d’appuyer. C’est ainsi que sont nées ces compositions inextricables et mal conçues, où tout se confond, le bien avec le mal, la beauté avec la laideur ; œuvres maladives, où l’action s’enchevêtre péniblement et où rien ne peut finir que par des moyens extrêmes et des combinaisons désespérées. En effet, on va jusqu’au dernier volume comme on peut et sans s’inquiéter des embarras qu’on se crée ; on s’aventure à tout hasard, en ayant la précaution d’allonger le récit par des conversations, par des descriptions, par des incidens ; puis, quand l’heure de terminer arrive, on se débarrasse tant bien que mal de ses personnages, en mariant celui-ci, en empoisonnant celui-là, en assassinant un troisième, le tout sans raison, sans logique, sans vraisemblance. L’épée d’Alexandre est une ressource commode pour les dénouemens difficiles.

Si peu littéraires évidemment que finissent par devenir des œuvres entassées de la sorte, au jour le jour, et selon le hasard des exigences de la vie et des promesses mercantiles, il faut bien pourtant que la critique intervienne encore çà et là, quand ce ne serait que pour constater l’état des choses ; il y a là d’ailleurs des résultats statistiques qui ont leur prix pour l’histoire des lettres. Où en sont maintenant arrivés ceux qui alimentaient naguère la curiosité publique ? Leur situation mauvaise, leur déclin d’aujourd’hui, le silence qui se fait peu à peu autour de leurs noms, n’ont-ils pas précisément pour cause la situation trop brillante, les succès exagérés d’hier ? Enfin, n’est-ce pas le public lui-même, en dernière analyse, qui fait justice de ses engouemens, de ses propres caprices, des abus qu’il a encouragés ? Voilà des questions qui ne sont pas sans intérêt, et qu’on ne saurait résoudre qu’en dressant de temps à autre les comptes de cette littérature secondaire. Il y a quelques années encore, M. de Balzac et M. Frédéric Soulié demeuraient les tranquilles possesseurs de cette royauté du roman vulgaire. Une première invasion, qui date déjà de long-temps, dut inquiéter d’abord, assez sérieusement, les deux chefs avoués de la milice du feuilleton : ce fut celle de M. Alexandre Dumas. On peut dire au préalable que M. de Balzac (je laisse un instant à part M. Frédéric Soulié) était avant tout un romancier, tandis que M. Dumas était avant tout un dramaturge ; mais les succès du dramaturge faisaient envie au romancier, et les succès du romancier ne laissaient plus de repos au dramaturge. De là ces malheureuses tentatives au théâtre, comme Vautrin et Quinola ; de là aussi cette énorme accumulation de romans de toute espèce qu’a signés M. Dumas, et dans lesquels on trouve à la fois tant d’esprit et tant de remplissage, tant de souples ressources et si peu de scrupules. Quel a été, en somme, le résultat le plus clair de cette rivalité, ou, pour mieux dire, de cette concurrence dans le feuilleton et sur la scène ? En bonne conscience, chacun n’a-t-il pas perdu, et beaucoup perdu, à ce jeu ? Dans ces prodigalités sans