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de Boccace, l’Italie, veuve de ses gloires : est-ce qu’elle n’étale pas avec orgueil aux yeux distraits de l’Europe son titre de prédilection, les pages animées de son Manzoni ? En France aussi, en France plus qu’ailleurs, le roman semble être privilégié ; long-temps la littérature en a fait son enfant gâté : tendresse de vieux parens pour le dernier venu de la famille !

Considérez plutôt si l’histoire de ces succès du roman n’est pas une histoire exceptionnelle ! Prenez au hasard un autre genre, le premier venu, et voyez si, à travers les destinées et les phases diverses de la littérature française, ce genre n’a pas eu tour à tour ses victoires, ses défaites, son règne, ses intervalles. Que devient l’éloquence religieuse après Massillon ? Que devient la comédie après Molière ? S’il y a encore réussite çà et là, ce n’est plus qu’une exception, une niche faite en passant à la fortune. Tout, au contraire, favorise jusqu’au bout le roman : les révolutions littéraires, au lieu de le ruiner, l’enrichissent ; il gagne à toutes les banqueroutes intellectuelles, et il se trouve à la fin que ce parvenu, long-temps dédaigné, survit aux plus puissans et rajeunit avec les années, tandis que les autres se rident. Je n’exagère rien. Depuis trois cents ans, il n’a guère eu que de bonnes chances : comptons plutôt. À peine y a-t-il deux ou trois ouvrages du XVIe siècle que tout le monde lise encore : eh bien ! l’un de ces ouvrages est un roman bouffon, le Gargantua. Plus tard, dès que la perfection se montre dans les lettres, on a aussitôt des chefs-d’œuvre de ce côté, et le roman français entre dans la plénitude de sa gloire avec la Princesse de Clèves ; l’ère de Louis XIV se clôt à peine, qu’il triomphe de nouveau et avec éclat dans Gil-Blas. Pour lui, le XVIIIe siècle n’aura que des couronnes : Candide, Manon Lescaut, Paul et Virginie, peintures immortelles où l’ironie dans son amertume, la passion dans ses entraînemens, les sentimens du cœur dans leur pureté charmante, sont à jamais fixés sous le pinceau des maîtres. La révolution elle-même, tout en coupant court au mouvement poétique, n’arrêta pas le roman dans sa glorieuse carrière. Adèle de Sénange a été écrite en pleine terreur. L’empire, à son tour, qui frappa la littérature tout entière de stérilité et d’impuissance, n’atteignit pas non plus ce genre heureux que tout jusque-là avait épargné : René, Corinne, Adolphe, sont des créations véritables. En notre époque même, confuse et incertaine, où une vitalité si réelle est mêlée dans les lettres à tant de causes de dépérissement, c’est le roman encore qui, avec la poésie lyrique, laissera les monumens les plus durables, quelques-unes de ces œuvres peut-être qu’épargnera la main du temps. Si profond, en effet, que soit le dégoût général que ne manqueront pas de laisser tant d’excès intellectuels, une dispersion à ce degré fâcheuse du talent, un emploi à ce point coupable des plus belles facultés, l’avenir, soyons-en assurés, accordera une notable place au roman contemporain. Certes, plus d’une page restera où se liront les noms quelque peu disparates qui ont signé Colomba, Valentine, Thérèse Aubert, Volupté, les Caprices de Marianne, Stello, Notre-Dame de Paris. Quelles que soient, en effet, les