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lations resserrées avec ses amis de France, Naudé, tout occupé de former la bibliothèque du cardinal Mazarin, s’absentait encore pour de longs et nombreux voyages en Flandre, en Suisse, en Italie de nouveau, en Allemagne, rapportant de chaque tournée des milliers de volumes et des voitures tout entières. Il nous a donné le bulletin de ses doctes caravanes dans le Mascurat[1]. Enfin, au commencement de 1647, il n’eut plus qu’à coordonner son immense butin, à organiser en quelque sorte sa conquête. Ç’allait être un beau jour pour lui, le plus beau jour de sa vie que celui où la publicité de cet établissement unique eût été complète[2] ; déjà la porte particulière à l’usage des savans était pratiquée sur la rue ; déjà l’inscription latine destinée à figurer au dessus, et qui devait dire à tous les passans (aux passans qui savaient le latin) d’entrer librement, se gravait sur le marbre noir en lettres d’or ; Naudé touchait à l’accomplissement du rêve et du labeur de toute sa vie. C’est à ce moment précis que se rapporte la lettre souvent citée de Guy Patin (27 août 1648)[3] : « M. Naudé, bibliothécaire de M. le cardinal Mazarin, intime ami de M. Gassendi comme il est le mien, nous a engagés pour dimanche prochain à aller souper et coucher nous trois en sa maison de Gentilly, à la charge que nous ne serons que nous trois et que nous y ferons la débauche : mais Dieu sait quelle débauche ! M. Naudé ne boit naturellement que de l’eau et n’a jamais goûté vin. M. Gassendi est si délicat qu’il n’en oseroit boire, et s’imagine que son corps brûleroit s’il en avoit bu. C’est pourquoi je puis bien dire de l’un et de l’autre ce vers d’Ovide :

Vina fugit, gaudetque meris abstemius undis[4].

« Pour moi, je ne puis que jeter de la poudre sur l’écritude de ces deux grands hommes, j’en bois fort peu ; et néanmoins ce sera une

  1. Page 254.
  2. Une sorte de publicité existait dès les années précédentes ; la bibliothèque s’ouvrait tous les jeudis aux savans qui se présentaient : il y en avait quelquefois de quatre-vingts à cent qui y étudiaient ensemble (Mascurat, p. 244). — Voir aussi, dans les Lettres latines de Roland Des Marets, la 31e du livre II ; il y remercie Naudé en souvenir de quelque séance.
  3. Lettres choisies de Guy Patin, t. I, p. 35.
  4. Autre témoignage : « Naudé étoit d’une vie sobre et chaste ; il eut aversion de tout temps pour les assaisonnemens de viandes et les recherches de table : en fait de fruits, il ne mangeoit que des châtaignes et des noisettes. Il étoit de taille élevée, de corps allègre et dispos. » (Voir l’Éloge latin de Naudé, par Pierre Hallé.)