Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 4.djvu/781

Cette page a été validée par deux contributeurs.
775
MORALISTES DE LA FRANCE.

à travers tous les temps. À son arrivée en Italie, il était déjà foncièrement de l’avis de Louis XI, et il admettait cet article unique du symbole des gouvernans : Qui nescit dissimulare nescit regnare. S’il y avait erreur de sa part à cela, comme il est bienséant aujourd’hui de le reconnaître, ce n’était pas à la cour romaine qu’il pouvait s’en guérir ; ce n’était point en quittant la France sous Richelieu pour la retrouver bientôt sous Mazarin. Naudé se pique dès l’abord de se bien séparer de ces auteurs qui, traitant de la politique, ne mettent pas de fin à leurs beaux discours de Religion, Justice, Clémence, Libéralité ; il laisse cette rhétorique à Balzac et consorts. Pour lui, il tient à prouver aux habiles que, bien qu’homme d’étude, il entend aussi le fin du jeu. Il commence par poser avec Charron « que la justice, vertu et probité du souverain, chemine un peu autrement que celle des particuliers. » A-t-il tort de le prétendre ? En exceptant toujours le temps présent, ce qui est d’une politesse rigoureuse, et en ne considérant que l’éternelle histoire, qu’y voyons-nous ? Un moderne penseur l’a répété, et il nous est impossible de le dédire : Ne mesurons pas les hommes publics à l’aune des vertus privées ; s’ils sont véritablement grands, ils ont leur point de vue et leur rôle à part : ils font ce que d’autres ne feraient pas, ils maintiennent la société. C’est à l’abri de leurs qualités, de leurs défauts, quelquefois même, hélas ! de leurs forfaits, que les hommes privés arrivent à exercer en paix toutes leurs vertus. C’est peut-être parce que Richelieu a fait tomber la tête du duc de Montmorency, qu’il a été plus loisible à tel bon bourgeois de vivre honnête homme en sa rue Saint-Denis. Comme fait, et l’histoire en main, si l’on ose réfléchir, on a peine à ne pas tirer l’austère résultat.

Naudé, au premier chapitre de son livre, soutient, en s’appuyant de l’autorité de Cardan et de Campanella, que, pour bien peindre un homme ou pour bien traiter un sujet, il faut se transmuer dedans ; et il cite spirituellement l’exemple de Du Bartas, qui, pour faire sa fameuse description du cheval, galopait et gambadait des heures entières dans sa chambre, contrefaisant ainsi son objet. Je ne pousserai pas si loin, en parlant de Naudé, la transfusion et la métamorphose ; je serrerai de près mon auteur, sans pour cela m’y confondre ni l’approuver. Mais, puisque l’occasion s’en présente, j’userai du droit de simple moraliste pour énoncer ce que je crois vrai, dussé-je par là sembler contredire l’étalage vertueux et philanthropique des acteurs intéressés, ou la simplicité bienheureuse et perpétuellement adolescente de quelques optimistes de talent.