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patience, presque infinie cependant, des cabinets européens. D’un autre côté, ses sujets bravent tous les jours plus ouvertement un pouvoir qui ne sait plus ni les gouverner ni les défendre. Les insurrections ne peuvent pas ne pas se multiplier dans l’empire ottoman. Les deux élémens qu’il renferme et que la force a pu seule contenir jusqu’ici dans la même enceinte sont aujourd’hui aux prises, et la lutte ne peut finir que par leur séparation. Il est aujourd’hui impossible qu’aux portes de l’Europe des millions de chrétiens demeurent asservis par des Turcs. Ce sont là des faits d’une autre époque, qui se prolongent sans doute, pendant quelques années, dans l’époque qui les repousse, mais ils se prolongent en s’affaiblissant, et rien ne peut leur rendre la puissance et la vie. C’est ainsi qu’on retrouve encore en Europe quelques restes de la féodalité ; cependant le principe féodal n’existe plus, et il n’est donné à personne de le faire revivre. La domination musulmane sur les peuples chrétiens aura dans sa chute un cours beaucoup plus rapide que la féodalité, non-seulement parce que les idées et les faits marchent plus vite aujourd’hui qu’ils ne marchaient il y a trois siècles, mais aussi parce que cette domination a moins de forces propres et plus d’ennemis que n’en avait le système féodal.

La Porte ne peut plus compter que sur la prudence des cabinets européens. Pour en profiter, il lui faudrait une habileté et une réserve qu’elle n’a pas. Sa faiblesse, ses imprudences et ses intrigues font sans cesse éclater l’insurrection et le désordre sur tous les points de l’empire. Aujourd’hui les Bosniens, demain les Albanais ; aujourd’hui un pacha, demain un autre : l’insurrection est la pensée commune ; on veut toute chose, hormis le gouvernement de la Porte. Dans ce moment, c’est le gouverneur du Sennaar, Ahmed-Pacha, qui lève l’étendard de la révolte, non à la vérité contre le sultan, mais contre le vice-roi d’Égypte. Aussi doit-on se demander avant tout si ce n’est pas là l’effet de quelque intrigue, une révolte commandée, et dont peut-être la Porte elle-même serait complice. Nous ne pouvons rien affirmer ; mais si, par aventure, le divan avait trempé dans ce complot, il aurait bien mal compris les intérêts de l’empire ottoman. Ce n’est pas en excitant des troubles, en amenant des chocs, en forçant les puissances à s’occuper de ses affaires, qu’il en prolongera la chétive existence. C’est au contraire en s’abstenant de tout mouvement brusque, en ne faisant pas de bruit, en se laissant en quelque sorte oublier. La Porte ne devrait avoir qu’une seule pensée : la réforme de son administration intérieure ; mais très probablement nous lui demandons l’impossible. Toute réforme sérieuse et efficace suppose lumières et puissance.

Quoi qu’il en soit, nos espérances et nos vœux ne sont pas là. Ils sont en Grèce, dans ce petit royaume qui est, à nos yeux, comme le germe du grand état qui doit un jour hériter de tout ce que l’empire ottoman renferme d’européen et de chrétien. Un jour, la question sera nettement posée, c’est la question de savoir si la succession doit s’ouvrir au profit de la Russie ou du