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merveilleuse perspicacité ne lui a pas fait défaut. Si, dans les Annales de l’Empire, il raconte les faits sans discussion, l’Essai sur les Mœurs, au contraire, laisse percer son scepticisme ; il ne cache pas que cette histoire ne lui paraît « guère vraisemblable. » M. Amari a raison de faire gloire de ce mot à Voltaire ; c’était bien deviner. Voltaire ailleurs a même fait mieux que de deviner ; quoique les textes lui manquassent, il n’a pas craint d’aller jusqu’à l’affirmation dans un de ces mordans pamphlets où il risquait tout : « L’opinion la plus probable, dit-il, est que ce massacre ne fut pas prémédité… Ce fut un mouvement subit dans le peuple[1]. » La phrase est piquante ; je ne crois pas que M. Amari l’ait connue. Son livre pourtant n’est qu’une justification longuement motivée du paradoxe de Voltaire. Pour un historien aussi décrié que ce pauvre Voltaire, les néo-catholiques conviendront que c’était là toucher juste et avoir bonne chance.

Charles d’Anjou, comme on l’imagine, ne se tint pas tout d’abord pour battu, essaya de résister. Il eut l’aide du saint-siége, car, si la fédération démocratique des cités siciliennes s’était placée, en se proclamant, sous l’autorité des papes, c’était là un hommage purement nominal, un simple souvenir de la première forme de république établie, sous l’instigation romaine, après la mort de Frédéric. Or, à cette nouvelle date, la cour pontificale s’était éloignée de sa politique méfiante et cauteleuse contre le roi de Naples, attendu que le nouveau pape, Martin IV, devait précisément son élection aux menées et aux violences de Charles d’Anjou. Martin était la créature avouée de ce prince, et il employa sa plus active influence pour ramener la Sicile sous le joug. Excommunications, subsides, tout fut mis en œuvre ; ce fut en vain. Les forces de Charles (il avait soixante-dix mille hommes) vinrent se briser devant Messine. Cependant cette attaque, vivement poussée, jeta l’alarme en Sicile et arrêta l’organisation sérieuse du gouvernement démocratique. La noblesse, tout le parti de l’aristocratie, profitèrent de cette agitation pour préparer les voies à une restauration monarchique, au retour de la maison de Souabe. Diverses circonstances favorisèrent ce changement, et, cinq mois après la révolution républicaine, Pierre d’Aragon, qui était aussitôt accouru sur les côtes d’Afrique avec une flotte, réussit, par ses intrigues, à se faire nommer roi. C’est du spectacle de cette élection qu’est sortie l’erreur fondamentale de tant d’historiens sur la cause première des vêpres siciliennes. On n’a pas tenu compte de l’intervalle, on a rapproché ces deux évènemens, et, comme le résultat suprême de la révolution démocratique fut le choix d’un nouveau monarque, on en a fait une révolution dynastique, et on a expliqué cette révolution par une conjuration romanesque dont Procida aurait été le héros. La question de date est ici très importante. Ce qui a fait admettre à Gibbon la prétendue conspiration de Procida, c’est précisément un anachro-

  1. Des Conspirations contre les peuples ; voyez l’édition de Beuchot, t. XLIII, pag. 500.