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REVUE LITTÉRAIRE.

assurément de tourner en ridicule toute cette poésie sauvage, inconnue, aussi peu incroyable qu’elle est sincère : ne vaut-il pas mieux reconnaître, au contraire, ce qu’il y a là de puissance véritable et d’originalité ? Les objections n’échapperont à personne, elles viennent d’elles-mêmes, et autant vaut les omettre.

C’est ainsi que Mlle de Brentano professait dans son cœur le culte de la nature ; Goethe, pour elle, en devint peu à peu le grand prêtre, le représentant bien-aimé, ou, comme on eût dit au moyen-âge, le microcosme. Il fallait en effet, pour leurrer son imagination ardente, qu’elle concentrât dans une image réelle, qu’elle incarnât en un seul être cet amour errant et indistinct. Par l’admiration extraordinaire que lui inspiraient les écrits de Goethe, par sa manière analogue de comprendre et d’expliquer l’être, Bettina se trouva amenée bientôt à s’agenouiller devant le poète, à en faire le maître suprême de son cœur. « Je croyais fermement, lui écrit-elle, que tes caresses à la nature, ta félicité de posséder sa beauté, ses langueurs, son abandon dans tes bras, agitaient les branches des arbres, en détachaient les fleurs, et les faisaient ainsi tomber doucement sur moi. » Voilà comment Bettina perd la conscience de ce monde, comment elle transporte tout en Goethe. Il y a des momens, toutefois, où elle se rend compte de cette sujétion en quelque sorte religieuse et où elle l’explique : « Quand je suis, dit-elle, au milieu de la nature, dont votre esprit m’a fait comprendre la vie intime, souvent je confonds et votre esprit et cette vie. » L’orgueil de Goethe s’explique : être aimé ainsi, c’est poser en dieu. Jamais peut-être aucune ame n’a abdiqué à ce degré au profit d’une autre ame. De toute façon, c’est là un fait curieux dans l’histoire de la poésie.

On devine ce que contiennent les lettres de Mlle de Brentano à l’auteur de Werther : Bettina ne résiste jamais au courant de l’inspiration et à tout hasard elle écrit au poète ce qui lui passe par l’esprit. Tantôt c’est la révolte des Tyroliens qui l’enflamme et qui amène sous sa plume toutes sortes de tirades guerrières ; tantôt c’est un paysage qu’elle peint, un voyage qu’elle raconte, quelque œuvre merveilleuse de sculpture dont elle invente la riche description. Ici vous rencontrerez un dithyrambe nébuleux sur la musique, là une boutade enjouée où quelque ridicule est saisi d’un air espiègle. Si emportée en effet que soit cette chèvre sauvage dans son essor vers les inaccessibles sommets, elle ne s’en arrête pas moins avec grace pour donner malicieusement, à droite et à gauche, de charmans petits coups de tête : lasciva capella. Jacobi, Mme de Staël, Goethe lui-même aux momens de bonne humeur, en reçoivent plus d’un en passant.

Durant les huit années que dura cette liaison, Mlle de Brentano alla plusieurs fois a Weimar visiter son dieu, qui la traitait avec bienveillance, comme on traite une enfant. La première fois qu’elle le vit (on sait qu’elle avait dix-huit ans), elle s’endormit sur son cœur, et cela lui causa tant de joie qu’elle en écrivit en toute hâte à la mère de son cher Wolfgang. Quand elle reposait ainsi sur le sein de son vieil ami, la main distraite de Goethe jouait avec ses serpens noirs, comme il disait, avec les tresses brunes de ses longs