Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 4.djvu/473

Cette page a été validée par deux contributeurs.
467
REVUE LITTÉRAIRE.

des décadences. Pourquoi cependant ne pas oser le dire ? il n’y a de vrai que les lieux communs, parce que le fond des passions humaines est éternellement le même. Que vous rajeunissiez tout cela par l’expression et les nuances, que vous jetiez à pleines mains, sur cette matière première les fleurs, toujours nouvelles, les richesses à jamais inépuisables de l’imagination inventive, rien de mieux. Libre à vous de changer, dans des combinaisons sans fin, les nombres de la poésie ; mais est-il besoin, est-il permis d’inventer de nouveaux chiffres ?

Sans doute, de tous les sentimens humains, l’amour est, à beaucoup près, celui qui admet les plus bizarres faiblesses, les plus capricieuses évolutions. Et cependant, je le demande, quand Werther sent frissonner dans sa main la main de Charlotte, quand M. de Nemours recueille l’aveu tremblant de Mme de Clèves, quand Rousseau demande aux allées de La Chevrette l’empreinte des pas de Mme d’Houdetot, quand le premier rayon du matin ne luit pas encore sur les fronts enlacés de Roméo et de Juliette, croyez-vous que le sentiment qui agite ces cœurs divers soit tout-à-fait différent, croyez-vous que leur passion soit moins grande parce qu’elle se rencontre dans une émotion à peu près pareille ? Pour ma part, je n’hésiterais pas à le nier. Toute esthétique est mauvaise qui prend l’extraordinaire pour le sublime. L’idée de beau, au contraire, implique celle de degré, d’hiérarchie : or le commun est tout-à-fait sur la même ligne que l’idéal ; seulement des degrés infinis les séparent, qu’il appartient à la beauté de gravir en se transfigurant, en devenant plus resplendissante à mesure qu’elle s’élève davantage. Aussi, peindre des sentimens naturels, vulgaires si l’on veut, c’est s’adresser à tout le monde ; peindre des sentimens exceptionnels, c’est ne s’adresser qu’à quelques-uns, qu’à certains cœurs égarés, curieux, maladifs. Ce dernier but n’est pas, ne peut pas être celui de l’art véritable. Par-là, en effet, dans l’ordre des idées, on arrive forcément au factice, à des sentimens de convention ; dans l’ordre du style, on est induit au caprice, à la manière. Ce que je dis là me semble élémentaire, quoi qu’en puisse penser Sébastien Albin. Encore une fois, j’accorderai volontiers au spirituel pseudonyme que, plus que toute autre passion, l’amour a ses inconséquences, ses mystères : ce n’est pas moi assurément qui lui retirerai le classique bandeau. Tout ce que je veux maintenir, c’est que là même l’exception demeure et doit demeurer une exception. Si Mlle de Lespinasse n’en mourait pas de douleur, pourrions-nous comprendre sa double, sa brûlante, sa fatale attache pour deux amans à la fois ? Si ce n’était pas l’indiscrétion d’un étranger qui eût trahi ce mystère, qui eût livré à la publicité cette secrète correspondance, ces cris solitaires d’une ame blessée, pardonnerions-nous à ce grand cœur son égarement, une passion à ce degré insolite, à ce degré invraisemblable, quoiqu’elle soit vraie ? Mlle de Lespinasse publiant elle-même sa correspondance amoureuse avec M. de Guibert eût paru à la fois odieuse et ridicule. D’où vient, au contraire, que Mme d’Arnim faisant, de sa propre inspiration, imprimer ses lettres à Goethe, c’est-à-dire les témoignages d’une liaison également