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DE L’ÉTAT DE LA POÉSIE EN ALLEMAGNE.

ours savant, qui a dansé dans les villages des Pyrénées, dans quelques bains en renom, devant les oisifs et sous les balcons des châteaux. Un jour, à Cauterets, sur la place du marché, Atta-Troll rompt sa chaîne et s’enfuit. Plus tard, il est relancé dans son antre par les chiens des chasseurs et meurt frappé d’une balle. Tout cela, on le voit, n’est qu’un cadre où la fantaisie de l’auteur puisse se jouer librement ; c’est un récit sans importance que le poète prend et reprend selon son humeur, un prétexte pour les mille saillies de sa verve. Ce n’est pas là précisément ce que je louerai dans le poème de M. Heine. L’auteur n’a pas évité le défaut que je lui signalais en commençant ; son caprice n’a pas toujours la légèreté, la grace naturelle dont cette sorte d’inspiration ne peut se passer ; sa fantaisie est quelquefois du bavardage, et trop souvent un détail de mauvais goût vient arrêter le sourire et offenser la rêverie. Il y a cependant certains chapitres où la veine comique se déploie avec une franchise charmante, et quand le poète est bien inspiré, quand la satire porte juste, on aime cette raillerie, mise au service du bon sens, et qui va châtier les prétentions des journalistes devenus poètes. Seulement M. Heine ne s’arrête pas toujours à temps, et il mêle un peu trop au hasard les allusions et les noms propres. Ainsi, dans un chant où il se moque des rimeurs politiques, il lance tout à coup à M. Freiligrath une vive apostrophe qui eût été mieux placée ailleurs. Atta-Troll est dans son antre ; il fait de mélancoliques réflexions sur son sort, sur la destinée des animaux ; il se plaint de l’injustice et de la barbarie des hommes ; il se demande si les bêtes, et les ours en particulier, n’ont pas autant de droits que l’humanité à l’honneur du rang suprême : est-il un architecte plus habile que le castor ? n’y a-t-il pas des chiens savans et des chevaux qui savent compter ? enfin, est-ce qu’il n’y a pas des ours, des girafes, des dromadaires, qui chantent et font des ballades ? est-ce que Freiligrath n’est pas un poète ? ist Freitigrath kein Dichter ? Le mot est vif et d’un comique un peu trop franc peut-être. C’est une allusion à cette poésie toute naturelle que nous avons blâmée chez M. Freiligrath ; c’est une satire de ces tableaux chargés d’éblouissantes couleurs, de ces scènes africaines, où l’on n’aperçoit que des animaux bizarres, et où l’homme disparaît à un tel point, que M. Heine et Atta-Troll ont pu s’y tromper. L’aiguillon est resté dans la piqûre. Tout ce qui suit, pour être moins vif, n’est pas moins spirituel ; les poètes politiques y sont finement raillés, et tout ce chant a révélé chez M. Heine une aptitude à la comédie un goût de bonne satire qui peut trouver son em-