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DE L’ÉTAT DE LA POÉSIE EN ALLEMAGNE.

Ce défaut de M. Lenau paraît surtout d’une manière bien frappante dans les poèmes de longue haleine où il s’est essayé récemment, dans Faust et Savonarole. Comment oser toucher à Faust ? Répondra-t-on que c’est là une forme commune, un type qui n’appartient à personne, un masque peut-être sous lequel, comme sous le masque antique, chacun peut paraître à son tour et jouer son drame ? Ce serait presque une hérésie littéraire. Vers la fin du moyen-âge, tous les poètes écrivaient un Faust, et on en trouve par centaines dans les bibliothèques ; mais, depuis qu’un maître s’est emparé du sujet, il y a plus que de l’imprudence à vouloir le reprendre. Je veux cependant que vous ayez raison, et je vous accorde votre cadre ; n’est-il pas nécessaire au moins que vous apportiez à ce type consacré une pensée nouvelle ? Le Faust de M. Nicolas Lenau, loin de rien ajouter à la grande figure que nous connaissons, ne fait que reproduire en les affaiblissant les principales scènes du drame mystique de Goethe. Quand M. Lenau ne copie pas Goethe, c’est à Byron qu’il emprunte ses tableaux ; Faust devient Manfred ; le poète va de l’un à l’autre sans pouvoir se décider ; son imagination irrésolue hésite continuellement entre le Brocken et la Jungfrau. La seule chose que M. Lenau n’ait pas empruntée à ses deux maîtres, c’est le sens sublime de leur création, c’est l’étude de cette curiosité infinie, de ce désir insatiable, de cette ambition effrénée de l’humaine pensée, et on ne sait, en vérité, comment qualifier une œuvre où l’auteur, dans son imitation maladroite, s’est composé un héros de pièces et de morceaux dérobés, et n’a oublié que l’ame.

On peut en juger : le drame commence par une petite pièce, en forme de prologue, intitulée : le Papillon. Le papillon volait dans les prairies en fleurs, mais la terre ne lui suffit pas ; il s’élance au-dessus de la mer, il vole, il vole, et bientôt, ne sachant plus où se poser, il meurt dans ce désert. Ce papillon, c’est Faust qui s’est enfui sur la mer des esprits, et qui, ballotté de toutes part, jeté hors de sa route, meurt enfin, tandis que les génies célestes qui voguent sur cette mer divine le regardent avec un sourire mêlé de compassion, sans pouvoir cependant le secourir. Quel est le sens de cette introduction ? L’auteur a-t-il voulu dire que le repos de l’ame vaut mieux que le travail ? Défend-il à la pensée de se hasarder sur la mer des esprits ? Cette morale vulgaire n’est peut-être pas aussi sage qu’elle le paraît, on avouera qu’il y a quelque chose de plus dans Faust et dans Manfred. Serait-ce là vraiment toute l’idée du livre ? Continuons,