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praticable, il ne s’ensuit pas qu’elle ne soit pas puissante : au contraire. L’esprit humain se contente difficilement du possible et tend avec ardeur vers le chimérique. Dans les premiers momens d’une rénovation, ce qui est raisonnable paraît vulgaire et insuffisant ; l’imagination surexcitée aime mieux ce qui est vague, inconnu, extraordinaire. L’enthousiasme s’en mêle ; et que peuvent les lumières contre l’enthousiasme ? Les modérés ont reçu le nom de cangrejos, écrevisses ; leurs adversaires ont pris le nom de progressistes par excellence. On ne savait pas encore alors que la modération des idées est ce qu’il y a de plus avancé, et que le dernier, le plus grand progrès qu’un peuple puisse faire, c’est d’acquérir la faculté de se contenter du possible.

Si l’intelligence est impuissante dans certains momens, la fortune l’est plus encore. Qu’est-ce que la supériorité de fortune au commencement d’une révolution ? Souvent un crime. La propriété doit plutôt chercher à se faire oublier que prétendre à la première place dans une société qui se décompose. La jalousie des positions faites, la haine des inégalités sociales, sont les premières passions qui naissent de la fermentation des esprits. Il faut du temps pour que ce torrent rentre dans son lit et reconnaisse des barrières qu’il ne peut briser sans tout détruire. Enfin, qu’est-ce que le nombre, quand on n’a pas l’énergie ? Plusieurs expériences ont prouvé surabondamment que les modérés ont pour eux le nombre ; ils n’en sont que plus répréhensibles de s’être laissé battre comme ils ont fait. Dieu n’est pas toujours du côté des plus gros bataillons, il passe souvent du côté des plus hardis, et l’on a vu de tout temps des minorités faibles, mais ardentes, maîtriser des majorités compactes, mais inertes.

Pleins des enseignemens qu’ils avaient puisés dans l’étude des lois politiques de l’Angleterre et de la France, les modérés ont cru trop facile d’en faire profiter leur pays. Il y a désormais quelque chose de commun entre l’Angleterre, la France et l’Espagne : c’est le gouvernement représentatif. Ce mode de gouvernement est destiné à faire le tour du monde ; il est déjà établi en Hollande, en Belgique, dans les différens états d’Allemagne, et la dernière révolution de Grèce, les agitations intérieures de la Prusse, prouvent qu’il tend à s’introduire partout où il n’était pas encore reconnu. Mais, si le nom et l’essence sont partout les mêmes, les formes varient à l’infini. Chaque nation est appelée à modifier le thème commun, en l’appropriant à son caractère propre. En France, nous avons essayé de copier le gouvernement anglais, et nous avons fait quelque chose de très différent