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REVUE DES DEUX MONDES.

La société est assez forte aujourd’hui pour que l’antagonisme de la religion et de la philosophie ne l’ébranle pas. Il semblerait au premier aspect que les prêtres et les philosophes devraient plutôt s’entendre que se combattre, puisque tous spéculent sur la nature morale de l’homme. Si un jour l’humanité, ce qu’à Dieu ne plaise ! devenait assez industrielle pour ne plus vouloir s’occuper que de ce qui est palpable au sens, elle mettrait également hors de cour les philosophes et les prêtres. Pourquoi donc se querellent-ils entre eux ? Mais les passions sont plus fortes, et, plus on est rapproché par le fond des choses, plus on se fait la guerre. Prenons donc la réalité telle qu’elle se comporte. Aux esprits incultes, aux ames tendres, aux imaginations vives, la religion inculque les vérités morales sous une forme qui échappe à toute discussion, car la religion révèle et elle ordonne. Ce dogmatisme est salutaire et digne du respect de tout homme qui a réfléchi sur la nature humaine et sur la société. Cependant il est des esprits qui réclament une autre nourriture ; ni les surprises de l’imagination, ni les émotions de l’ame, ne suffisent pour les convaincre et les mener. Chez eux, la raison domine avec ses exigences et ses lois : elle observe, elle analyse, elle décompose, puis elle se met à reconstruire le monde qu’elle a décomposé. Quelle est la société, quel est le gouvernement qui pourrait sérieusement se proposer la proscription du génie philosophique ? Un jour le premier consul se promenait dans une allée solitaire du parc de la Malmaison : le son de la cloche de Ruel vint à retentir ; Bonaparte fut ému. Il resta plongé long-temps dans une rêverie profonde d’où il sortit affermi dans le projet de rétablir la religion catholique. Le dessein était aussi grand que juste. Malheureusement, Napoléon y mêla une réaction violente contre les idées, les idéologues et la philosophie. Ici commença la part de l’erreur. Pourquoi Napoléon ne se souvint-il pas qu’Alexandre ne mit pas seulement son orgueil et son génie à jeter bas l’empire des Perses, à fonder une ville qui devait attirer à elle le commerce du monde, enfin à aller chercher à travers les sables de la Libye le nom de fils de Jupiter, mais qu’il se glorifiait aussi de lire et de comprendre Aristote ?


Lerminier.