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LETTRES PARISIENNES.

Rien n’enivre dans ce temps-ci comme le succès, non pas seulement le succès personnel, mais celui d’autrui : l’ambition semble aussi contagieuse que la vanité. Une grande tragédienne, par exemple, ramène-t-elle la foule aux vieux chefs-d’œuvre des maîtres, se fait-il en même temps quelque bruit autour d’une tentative dramatique accueillie surtout comme un contraste, voilà aussitôt les rumeurs à l’œuvre ; de tous côtés, on improvise des tragédies, et les manuscrits abondent, où Racine doit être éclipsé. Tel romancier en renom arrive-t-il à s’emparer un instant de la vogue, en ne reculant pas devant le rôle étrange de proxénète littéraire, aussitôt un jaloux esprit d’émulation fermente, et l’on se met à rêver à côté de lui quelque œuvre plus monstrueuse encore, quelque bizarre et colossale entreprise, derrière lesquelles s’entrevoit la chimère de la fortune. Ainsi en toutes choses. Le courrier de Paris réussit, comme réussirent, au XVIIIe siècle, ces lettres à la main qu’on se passait sous le manteau. La curiosité publique était habilement chatouillée, aiguillonnée : à la fantaisie on mêlait les anecdotes et les noms propres, à l’esprit un peu de scandale. Ce ton d’indifférence moqueuse, relevé à propos par toute sorte de petits dépits féminins, était fait aussi pour plaire. Il y eut succès ; le genre fut accepté par les journaux, qui le firent accepter au public, d’abord comme une nouveauté, plus tard comme une habitude. C’est l’histoire de toutes les institutions humaines, grandes ou petites. Alors on se mit à imprimer, chaque semaine, tout ce qu’on savait de cancans sur le monde et même tout ce qu’on ne savait pas.

Et comment voulez-vous en effet que le feuilleton, dont la spécialité est le bavardage, soit jamais bien renseigné ? On l’évite comme un indiscret, et il est réduit le plus souvent à vivre de faux bruits, à rhabiller à sa façon les vieilles nouvelles qui traînent dans le haut du journal. Aujourd’hui, c’est de l’un qu’il tire tribut ; demain, ce sera de l’autre ; quelquefois même les malins du monde se débarrassent de lui par quelque baliverne qui, le lendemain, devient une mystification pour le lecteur. Aussi, dénué, la plupart du temps, de sujets et réduit à sa propre imaginative, le voit-on courir à tout hasard, accostant chacun, flânant partout, mettant aussitôt à profit ce qu’il rencontre sous sa main. De là des morceaux composites, une médiocre macédoine de trivialités anecdotiques et d’insinuations médisantes. Quand les bons mots d’autrui manquent au feuilleton, quand les histoires scandaleuses lui font défaut, quand son marivaudage n’est pas en veine, il se contente de battre sa phrase, de